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Vrombissantes années folles - ÉPISODE 6

11/10/2023|Sébastien Hubier et Léa Samara

Le 11 novembre 1918, à onze heures, alors que, dans une belle et froide matinée d’automne, le front se fait soudain silencieux, la vieille Europe prend conscience qu’elle est anéantie. Effrayante saignée humaine, la guerre laisse également l’économie exsangue : les réparations financières que doivent payer les vaincus engendrent quantité de rivalités, tandis que l’effondrement des cours, l’augmentation des prix, l’endettement, la surévaluation des monnaies, les spéculations éhontées font partout naître de vives tensions. Pourtant, les années qui suivirent – et qui furent aussi celles de l’opium, de l’exaltation sexuelle, du charleston, du quickstep, du fox-trot, du black bottom et du shimmy, ces danses trépidantes et sensuelles – sont également obsédées par la sexualité et avant tout, dans ce domaine, par la prostitution. Les romans et les nouvelles de la République de Weimar et des sept états qui ont succédé à l'empire austro-hongrois rapportent qu’il existait alors une catégorie, particulièrement prisée, de prostituées amatrices, les “demi-soies” qui, étudiantes le jour, se signalaient, le soir venu, à leurs éventuels clients en pressant dans leur jolis bras un nounours de peluche comme on en trouve aujourd'hui dans les sculptures de Paul McCarthy et Mike Kelley.

 

Au même moment, la peinture expressionniste s’empare du personnage de la putain dont Otto Dix, par exemple, peint d’innombrables portraits et sont diffusés, dans des cinémas clandestins d’Europe, les premiers films pornographiques, les stag films aux projections desquelles se pressent à la fois toute une faune louche et les notables qui veulent s’encanailler. La littérature, enfin, s’empare de toutes ces modifications qui affectent le sentiment amoureux, les jeux de séduction, les idéaux de beauté. Ainsi, poésies et romans surréalistes font de l’érotisme un de leurs sujets majeurs ; et il suffit de songer à Nadja (1928), à L’Amour fou (1937) ou à Arcane 17 (1944) de Breton pour s’en convaincre, et, au-delà, à tous les textes de Mandiargues, d’Aragon, d’Eluard ou de Desnos qui, associant érotisme et révolution, font de l’amour et du désir la clef de voûte de toute imagination. 

 

Ce que, dans l’élite intellectuelle et sociale, les femmes gagnent alors en liberté, l’érotisme, qui reflète les contradictions d’une identité féminine en pleine évolution, l’acquiert, lui, en expressivité. La garçonne aux cheveux court coupés, aux robes soyeuses, au voluptueux fume-cigarettes et à l’étrange silhouette androgyne incarne cette émancipation. La mode du bobbed hair, que popularise au cinéma Louise Brooks (image 4), dégage le cou et la nuque, mettant en valeur de larges boucles d’oreilles qui répondent aux très longs colliers de perles, aux broches fantaisistes, aux bracelets sur les bras dénudés. Mais la beauté sensuelle demeure liée à l’histoire des conventions sociales et des valeurs morales, et dès le début du XXe siècle, la transmutation des corps féminins, affinés et bronzés, engendre à son tour de nouvelles représentations de la femme, désormais indépendante et active. La beauté devient grâce, le charme élégance, et toutes ces vertus concernent aussi bien les traits que les regards, les gestes que le maintien – ces modifications culturelles, dépassant les individus, changent la place même du féminin dans la société.

Louise Brooks dans les Années folles 

À cet égard, chez Proust, le personne d'Odette représente bien, dans À l’Ombre des jeunes filles en fleurs (1919), “toute une époque” sujette à ces métamorphoses dont attestent, au même moment, les couvertures du magazine Vogue. Les Années folles imposent ainsi un changement de profil qui étire les silhouettes et adoucit les gestes : la hauteur s’imposant, les jambes semblent se déployer tandis que le maquillage mincit les traits. Sveltesse, simplicité, aisance, dynamisme et grandeur deviennent des valeurs qui ne concernent pas la seule apparence. À travers l’édiction de nouveaux canons de beauté, s’affirme cette femme nouvelle qui est le pendant, dans le domaine de la mode, de l’homme nouveau dont rêvent ensemble dictateurs et avant-gardistes. Les roaring twenties marquent en effet une inflexion majeure dans les représentations érotisées de la féminité. D’un côté, elles confirment, au lendemain de la Grande Guerre, la position dominante des États-Unis sur le monde occidental, y compris en matière culturelle. D’un autre côté, elles voient se renforcer une obsession de la nudité, de la pudeur surprise ou dévoilée, qui culmine dans le succès du strip-tease, cet effeuillage qui, jusque dans les années 1950, restera une expression culturelle capitale, au point qu’il fut considéré comme le neuvième art et qu’il a mis en place les décors exotiques et les postures érotiques qui seront essentiels à la topique des pinups ultérieures. Ces dernières, en effet, sont directement liées au stocking, dont on peut repérer l’origine dès le mitan du XIXe siècle et qui compose aussi les accessoires érotiques du Burlesque des Années folles : le boa et l’éventail de plumes, le porte-jarretelles et les bas, le corset, les gants, les talons, les pasties. 

 

Et, justement, une autre évolution se fait jour dans ces premières décennies du XXe siècle. Les flappers, ces jeunes garçonnes dont les robes courtes s’arrêtaient au-dessus des genoux, avaient dominé les Années Folles proprement dites. 

 

Illustration flapper années 1920

 

 Cette dernière associe, plus étroitement encore qu’à la Belle Époque et qu'aux début des Années Folles, érotisation et exotisme. L’Europe et l’Amérique du Nord semblent en effet prendre soudain conscience que ce qui est désirable est ce qui se trouve “en dehors” de la vie quotidienne et domestique. C’est pourquoi la femme orientale exerce une vaste et forte fascination sur une époque où, en matière érotique, l’opposition entre Occident et Orient devient de plus en plus prégnante dans l’inconscient collectif. C’est sur ces bases – pétries, bien sûr, de mépris mais aussi de fantasmes – que continue de se développer le discours colonial et ce qu’on a coutume d’appeler le néo-orientalisme qui inonde les photographies et les cartes postales érotiques. Se met ainsi en place un véritable “harem colonial” qui, fait de clichés acheminés notamment d’Algérie vers la France, rend manifeste le fantasme récurrent de la belle Fatma et de la jolie Mauresque, peu à peu dénudées, toujours offertes.

Carte postale orientaliste de la fin des années 1920

Parfaitement dépeinte par le scandaleux roman éponyme de Victor Margueritte (1922), la mode à la garçonne est, pour les femmes d’alors, fondée sur la conviction d’avoir conquis des droits. Celui au moins de refuser le corset. Celui, de ce fait, des grandes enjambées, celui des épaules à l’aise, de la taille qui n’est plus serrée. Parallèlement, la garde-robe masculine entre dans le vestiaire des femmes qui aiment à porter pantalon, chemise à col et à manchettes, chapeau melon, cravate et canne, à s’afficher avec un monocle aux terrasses du Select ou au bar du Ritz à Paris, désormais hautaines et dédaigneuses mais bien éloignées de femmes fatales de la Décadence de la fin du XIXe siècle. Toutes les parties du corps qui, traditionnellement, avivent les fantasmes masculins (seins, taille, fesses) sont gommées en public – cependant qu’au cabaret les filles dévoilent généreusement leurs formes. Les conventions bourgeoises qui s’étaient imposées depuis près d’un siècle et demi sont en tout bousculées : les femmes osent fumer le cigare, se conduire en homme, afficher leur homosexualité (ou leur flexisexualité), appuyer leur maquillage, les yeux passés au charbon noir, la bouche dessinée en rouge foncé. De ce point de vue-là aussi, il est bien, comme l’a mis au jour Mercedes Expósito García, un passage “de la garçonne à la pinup” ; passage qui s’explique paradoxalement par ce que “la “garçonne” aporta la novedad de la libertad y la masculinización de las mujeres” (La garçonne apporte à la fois la nouveauté de la liberté aux femmes et leur masculinisation).

 

Les normes bourgeoises qui s’étaient empesées au XIX e siècle perdent soudain du terrain et les représentations du corps et du désir féminin s’inscrivent dès lors dans un profond renouvellement des valeurs morales aussi bien qu’esthétiques – valeurs qui, pour beaucoup, s’exercent encore aujourd’hui au cœur de ce qui est considéré comme sexy, affriolant, érotique, séduisant (image 5). C’est en effet dans les Années folles que s’imposent, avec les loisirs, les délassements nautiques et que surgit l’idéal hédoniste du sea, sun, sex and sand. Chez Montherlant, qui se livre à un double éloge passionné des jeunes filles et des coups de soleil, les vacances se ritualisent et s’érotisent, accompagnées de l’observation de corps ensoleillés, qui, à demi-nus, associent, la grâce aux vertus du sport et des soins portés à soi-même. C’est durant l’entre-deux-guerres en effet que la finesse, la vigueur et la gracilité s’imposent définitivement dans le canon occidental, se moquant des tristes conséquences du krach boursier du Black Thursday. Dès le début des années 1920, ce modèle s’incarne dans les corps mis au concours de miss et de reines de beauté qui, apparaissant comme une réponse à l’enlaidissement de la vieille Europe, sont soutenus par des discours hygiénistes, voire eugénistes. Silhouette haute, chair jeune, jambes interminables, ventre étroit, les règles de la beauté sont ainsi, dès l'entre-deux-guerres, fixées qui réglementeront pour longtemps encore la vie quotidienne et l’érotisme de l’Occident bourgeois découvrant un demi-siècle avant la philosophie de Baudrillard que “le corps est notre plus bel objet de consommation”. 

 

 

Focus Léa: Mode, photographies, réclames et publicités: de la flapper à la pin-up 

Nous avons vu que la période allant des années 1920 aux années 1950 a été marquée par l'évolution des normes de beauté et des représentations féminines. De la flapper, symbole de l'émancipation des femmes dans les années 1920, à la pin-up, icône glamour des années 1940 et 1950, la mode, les photographies, les réclames et les publicités ont joué un rôle clé dans la construction de ces images féminines. 

Affiche de spectacle, Les Années folles 

En effet, les roaring twenties ont été marquées par le mouvement des flappers, des jeunes femmes qui ont remis en question les conventions sociales et les rôles genrés traditionnels, une mode révolutionnaire qui reflète leur volonté d'indépendance et de liberté. Les robes courtes, les cheveux courts et les chapeaux cloches étaient des éléments clés de leur style. Les photographies de l'époque ont capturé cette nouvelle esthétique, mettant en avant l'audace et le dynamisme des flappers, et peu après, celui des pin-ups. Dans les années 1940 et 1950, la pin-up est devenue une figure emblématique de la féminité, et le symbole d’une beauté glamour, sophistiquée, et séductrice. Ces images ont été largement diffusées à travers les réclames et publicités, contribuant à façonner l'idéal féminin de l'époque. Edward Steichen est connu pour ses photographies de mode et ses portraits d'icônes des années 1920. Il a immortalisé l'élégance et la sophistication des flappers avec son travail novateur. De son côté, Alfred Cheney Johnston était spécialisé dans les portraits de célébrités et de danseuses de l'époque. Ses photographies des danseuses du Ziegfeld Follies, un célèbre spectacle de Broadway, en ont capturé l'énergie et la sensualité. Bunny Yeager, une photographe américaine des années 1950 qui s'est spécialisée dans les portraits de pin-up, a travaillé avec de célèbres modèles de l'époque, notamment Bettie Page, à créer des images sensuelles et audacieuses. Son travail est intéressant en ce qu’il montre que ces photographies sont intimement liées à la société de consommation; une femme photographe participe elle aussi activement à cette exploitation des corps par le capitalisme américain du milieu du siècle.

 

En effet, les pin-up étaient souvent associées à des produits de consommation courante, renforçant ainsi les liens entre beauté, mode et publicité. Les créateurs de mode ont contribué à façonner ces esthétiques en créant des vêtements et des accessoires qui correspondaient aux tendances de l'époque. Les réclames et publicités ont utilisé ces créations pour attirer l'attention du public et créer des associations entre les produits et les images de la femme idéale. Les magazines de mode, les calendriers et les cartes postales ont également joué un rôle important en diffusant ces images et en influençant les choix vestimentaires des femmes. En somme, lorsque les photographes renommés de l'époque ont contribué à créer des images emblématiques de la beauté féminine, influençant ainsi directement les normes esthétiques de l'époque, les réclames et publicités, créatrices de désir, ont exploité l'image de la femme, de la flapper à la pin-up, pour promouvoir une variété de produits. Ces images ont souvent présenté des femmes séduisantes et glamour, créant ainsi des désirs et des aspirations chez les consommateurs. Les réclames et publicités ont également joué un rôle dans la construction des normes de beauté et des attentes sociales envers les femmes. 

 

Lexique: 

- Androgyne: Personne qui possède à la fois des caractéristiques masculines et féminines, ou qui transcende les notions traditionnelles de genre. Cela peut se référer à l'apparence physique, à l'identité ou à l'expression de genre d'une personne. L’androgyne est considéré comme un symbole de beauté, d'harmonie et d'équilibre.

- Roaring twenties: (les "années folles" en français) font référence à la décennie des années 1920, principalement aux États-Unis. C'était une période de prospérité économique, d'innovation sociale et culturelle, ainsi que de changements rapides dans la société. 

- Stocking: Le burlesque des bas (stocking burlesque en anglais) est une forme de divertissement scénique qui était populaire pendant les années 1920, notamment aux États-Unis. Il s'agit d'une représentation humoristique et sensuelle dans laquelle les artistes, généralement des femmes, mettaient en valeur leurs jambes, souvent avec des bas en soie et des jarretières.

- Hédoniste: Les hédonistes sont des philosophes qui prônent la recherche du plaisir comme le but ultime de la vie, le critère principal du bien-être et de la moralité, et défendent qu'il doit être poursuivi et maximisé. 

- Eugéniste: Théorie et un mouvement social qui a émergé à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Il prônait l'amélioration de la population humaine par le contrôle sélectif de la reproduction, en favorisant la reproduction des individus considérés comme génétiquement supérieurs et en décourageant celle des individus considérés comme génétiquement inférieurs. 

 

Pour aller plus loin 

- Mercedes Expósito García, De la Garçonne à la pin-up: Mujeres y hombres en el siglo XX, Madrid, Ediciones Cátedra, 2016. Les chapitres 2 et 6, « La nuova civilizacion » et « La “garçonne”, una respuesta a la misoginia », de cet ouvrage sont passionnants. 

- Jean Baudrillard, La Société de consommation, ses mythes et ses structures, Paris, Denoël, 1970 Images pour l’article.

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