Rapt et ravissement baroques - Épisode 3
21/09/2023|Sébastien Hubier Et Léa Samara
Depuis les rapts antiques des Sabines, d’Europe et d’Hélène – qui fut emportée par Thésée avant de l’être par Pâris – , le motif de l’enlèvement, intense et violent, est au cœur des représentations de la séduction. Sa force tient d’abord à ce qu’il joint des éléments dynamiques, dramatiques et voyeuristes à une réflexion sur les potentialités du páthos et, au-delà, sur le prix de la transgression, de la sensibilité et de l’affectivité. Or, cette violence, naturellement, diffère profondément d’une époque à l’autre et aucune autre n'en aura eu autant le goût que la longue période baroque, durant laquelle la « pastorale de la peur », elle-même directement liée au thème théologique de la colère de Dieu dont Jean Delumeau a montré la prégnance dans l’imaginaire occidental depuis le XIVe siècle. Ainsi, l'esthétique baroque, qui couvre la longue période courant de la Saint-Barthélemy (1572) à la mort de Bach (1750), est certes noire et paranoïde, mais elle est aussi ludique et parodique.
Dans le cadre de l’érotisme ultra-contemporain, les photographies de Jan Saudek (The Saint, The Violin Lesson, Tango, Eine Tanzerin) ou de Sára Saudková (At Home Alone, Love Letters) reviennent au baroque et montrent assez clairement ce renouveau du bizarre anxiogène mêlant l’intimité au secret, à l’excitation, à la jalousie, au voyeurisme, au fétichisme, à la transgression systématique des interdits, combinant le nu au vêtement troussé, le masculin au féminin. Dans leur dimension parfois provocatrice, ces clichés noir et blanc ont de baroque la difformité des corps qu’ils présentent, l’extrême blancheur des peaux, les ambiguïtés sexuelles, la réflexion mélancolique sur l’amour et le temps qui passent, hélas. Un baroque, en somme, à la fois d’ornement, de surenchère, de construction et de surcodage.
Dans le célèbre Ratto di Europa (1559-1562), composé pour l’infant Philippe et destiné à décorer un camerino privé du roi, Titien représente une Europe renversée, offerte, indécente sans être vraiment licencieuse. La violence éclabousse les éléments eux-mêmes : le ciel blême est traversé de nuées roses et violacées, la mer mêle âprement le vert au bleu tandis que des taches rouges rappellent le voile de l’héroïne faisant de celle-ci un élément de la nature. Les formes elles-mêmes tendent à se désagréger, à l’instar des compagnes d’Europe. Cette dernière capture les regards qui l’encerclent, elle qui implore des yeux les autres personnages et le spectateur avec eux.
Lorsqu’en 1618, Rubens s’attache à peindre l’enlèvement par les Dioscures des filles de Leucippe, il brosse lui aussi une chair tourmentée, sans défense, qui se dévoile à leur insu. L’engagement du spectateur en position de voyeur accentue encore une fois la portée érotique du tableau, les torsions et les efforts des muscles contribuant largement à cet effet. Il est significatif que Rubens – inspiré par Il Ratto delle Sabine (1583) de Jehan de Bologne – ait dédaigné dans ce tableau la représentation frontale au profit du contrapposto, éminemment sensuel, autant que l’était le déhanchement hellénistique. Les mêmes résistances tourmentées, les mêmes contractures voluptueuses et les mêmes contorsions fiévreuses se retrouvent dans les toiles de Véronèse et de Jacob Jordaens, ou dans Rébecca enlevée par le Templier pendant le sac du château de Frondebœuf (1858) de Delacroix, qui traite, sur un mode étonnamment similaire, de cette double thématique du rapt et du ravissement érotiques.
Mais pourquoi donc l’enlèvement baroque est-il conçu en littérature comme en peinture à ce point sensuel ? D’abord parce qu’il est une manœuvre de force, une manifestation de la puissance masculine sur une captive soumise, violentée, humiliée, sans défense, enlevée à son existence, arrachée à tout ce qui assurait jusqu’alors la cohérence de sa personnalité. Cette structure est singulièrement récurrente dans l’imaginaire sexuel occidental où l’amour et le désir sont souvent présentés sur le modèle de la dévastation ou de la prédation. Cette dernière, combinant sexualité et animalité, réifie les femmes, perçues comme de simples créatures. C’est d’ailleurs ce qui explique l’importance accordée aux chevaux écumants dans le rapt de Perséphone par Hadès, ou encore le fait que le ravisseur ne puisse être qu’un furieux centaure (Nessos) ou un taureau impétueux (Zeus). Il pourrait paraître surprenant que dames et demoiselles enlevées acquiescent si volontiers à un tel déploiement de force. Selon Casta-Rosaz, c’est l’impact de la société où “les femmes sont conditionnées à résister aux entreprises de séduction masculine, leurs pulsions refoulées engendrent naturellement des idées de viol et de domination”. Voilà qui explique la portée du fantasme de brutalité qui, comme l’a bien montré Nancy Friday, fut longtemps prégnant dans l’imaginaire. Comment ne pas se souvenir, par exemple, qu’Emma Bovary, aux côtés d’un Charles endormi, rêvait, selon ce modèle, d’être enlevée “au galop de quatre chevaux […] vers un pays nouveau, d’où [son amant et elle] ne reviendraient plus” ?
Dans les arts, l’entente inavouable entre un persécuteur exalté et sa victime satisfaite explique probablement que le rapt soit presque invariablement figuré comme une liaison intime et que l’enlèvement soit en définitive une manière de danse érotique, comme dans la toile de Rubens, où les gestes convergent harmonieusement vers le haut, mouvement ascendant d’ailleurs confirmé par le cabrage fantastique du cheval et renforcé par une ligne d’horizon exceptionnellement basse.
Dans L’Enlèvement des Sabines (1637-1638), Poussin – dont on fait habituellement avec Philippe de Champaigne, Le Lorrain et Charles Le Brun le modèle de la peinture classique française – reprendra du reste aux maîtres baroques nombre de principes thématiques et esthétiques : dynamiques expressives, bras lancés vers le ciel, figures chorégraphiques, contraction et enchevêtrement de corps et de membres.
La littérature elle-même emprunte à la peinture ses principes d’organisation ; notamment dans les romans libertins. Goulemot, dans Ces Livres qu’on ne lit que d’une main, Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIII e siècle décrit alors: “il y a tableau […] essentiellement parce qu’il y a mise en scène, c’est-à-dire inscription des corps dans un espace qu’ils saturent” ; “la mise en tableau de l’étreinte joue de l’image fixe, on aimerait dire hallucinée, et du mouvement du rituel amoureux. Pour y parvenir, elle utilise, conjointement, la description […] et les jeux de parole pour rendre présente la course ef rénée des corps en quête de leur jouissance”.
Ce que l’époque baroque a ainsi mis en place, c’est une série d’analogies entre mystère et émoi, espérance et fièvre, ravissement et violence, soumission et outrage, sensualité et brutalité, plaisir et outrance. Ce n’est pas, bien sûr, que ces motifs n’aient point existé auparavant. C’est que les liens qui les unissaient déjà se sont renforcés alors, au point de faire du rapport entre la volupté et l’assaut (amoureux ou guerrier) une caractéristique des représentations occidentales de la séduction. Depuis l’époque baroque – qui revivifie des motifs antiques –, spiritualité, érotisme et exaltation sont irrémédiablement liés, s’opposant aux valeurs de rentabilité, de respectabilité, de raison.
Que le Baroque ait joué un rôle central dans la constitution de l’imaginaire de la séduction a pourtant de quoi surprendre. Le Concile de Trente, qui encourage le prêche moral, la confession et la pénitence, proscrit en effet sans appel l’érotisme et s’en prend violemment à l’indécence. En 1564, au lendemain de la mort de Michel-Ange, une commission issue du Concile fait ainsi recouvrir les parties honteuses de ses nus, confirmant la mainmise de la censure de la Contre-Réforme sur l’art et la littérature profane, soumise aux rigueurs de la Sainte Inquisition. En réalité, la séduction dans l’absolu est sensible à cette violence protéiforme et aux grands thèmes obsédants de la pensée baroque (en peinture, comme en poésie et au théâtre): la rapidité, l’association bizarre d’idées et d’images, la mobilité, l’instabilité, la dispute intérieure, les contrastes, les antithèses, les analogies surprenantes, les métaphores audacieuses, les métamorphoses et les déguisements, la vanité et l’ostentation, la pulsion, l’autorité et la contrainte, l’oppression et la transgression, l’agressivité et le conflit, la brutalité, le jeu et la spontanéité, l’impatience, le déni de la liberté d’autrui, la volonté de l’asservir ou de l’anéantir, l’assouvissement du désir, en somme l’exploration d’un monde onirique qui connaît lui aussi ses rituels, ses trahisons, ses souffrances.
De la littérature post-tridentine jusqu’à Mr (2012) d'Emma Becker, en passant par les romans de Sade, de Sacher-Masoch ou, même, de Nabokov, la faute est un scénario érotique. Cette complication baroque de la violence voluptueuse, les libertins des Lumières, les premiers, la reconquièrent et la façonnent à leur goût pour en mieux jouir encore – et il y a bien un continuum du Dom Juan de Molière (1665) à Casanova (1725-1798).
Focus Léa: Analyse de L’enlèvement des filles de Leucippe de Rubens
Au premier plan, Phoebé et Hilaïre sont représentées avec des postures gracieuses et expressives, leurs visages empreints de surprise et de peur. Rubens les a représentées nues, consacrant la dimension sensuelle de la scène avec une anatomie parfaitement rendue, des formes rondes et voluptueuses qui soulignent l'idéal de beauté féminine de l'époque. Il cherche à susciter une réponse émotionnelle chez le spectateur, en évoquant des sentiments tels que l'admiration, le désir, la passion et la séduction. A contrario, les jumeaux Dioscore et Pollux sont représentés avec une musculature puissante, représentés en plein mouvement, capturant l'instant de l'enlèvement. Leur présence imposante et leur force physique sont mises en avant, renforçant leur statut de héros mythologiques. L'arrière-plan de la peinture est rempli d'une végétation luxuriante, de collines et de rochers escarpés, créant une atmosphère sauvage et romantique. La composition est équilibrée et harmonieuse, avec une attention particulière portée à la perspective et à la profondeur de champ. Les couleurs utilisées par Rubens sont riches et vibrantes, avec des tons chauds qui contribuent à créer une ambiance théâtrale, une autre caractéristique de l’art baroque.
Sur le plan symbolique, l'enlèvement des filles de Leucippe représente l'union de la beauté et de la force, ainsi que la passion amoureuse qui transcende les limites, conférant à l'œuvre une grande puissance de contradiction. Cette représentation du rapt peut être perçue comme une manifestation de la passion amoureuse, où l'enlèvement symbolise le désir ardent du prétendant pour sa bien-aimée. Ce motif idéalisé a influencé la perception du rapt dans la poésie et la littérature occidentales, contribuant ainsi à une vision romanticisée du concept |
Lexique
- Páthos (πάθος): Se réfère à une expérience ou un état émotionnel intense. Il peut être utilisé pour décrire des émotions telles que la souffrance, la passion, la douleur ou la tristesse. Dans la rhétorique classique, le páthos est l'un des trois modes de persuasion, aux côtés de l'éthos (crédibilité de l'orateur) et du logos (argumentation rationnelle). Le pathos vise à susciter des émotions chez l'auditoire dans le but de les convaincre ou de les persuader.
- Camerino: Une pièce ou espace privé dans la résidence d'un roi ou d'un monarque où il peut se retirer pour des activités personnelles, des réflexions ou des rencontres intimes, souvent utilisé par le monarque pour se détendre, se changer ou avoir des conversations confidentielles avec des conseillers, des membres de la famille ou des invités restreints. Le camerino privé du roi était généralement aménagé selon les préférences personnelles du monarque et pouvait comporter des éléments de confort tels que des meubles luxueux, des tapisseries, des objets d'art, des miroirs et d'autres éléments décoratifs.
- “Pastorale de la peur”: Genre artistique qui mêle les éléments de la pastorale (la vie rurale idéalisée) avec des éléments de peur, d'angoisse ou de menace, ce qui donne une combinaison d'éléments contradictoires et crée une tension dramatique ou une atmosphère dérangeante dans une œuvre.
- Contrapposto: Terme utilisé en histoire de l'art pour décrire une pose spécifique dans la représentation sculpturale ou picturale du corps humain, caractérisée par un déséquilibre ou un déplacement du poids du corps d'un côté à l'autre, ce qui crée une posture naturelle et dynamique.
- Réifier: Contraire de déifier, c'est-à -dire transformer un concept, une idée, une chose sacrée ou une expérience en une chose tangible ou concrète, en lui attribuant une existence matérielle, animale ou objective.
- Concile de Trente: Assemblée œcuménique de l'Église catholique qui s'est tenue de 1545 à 1563, convoquée en réponse à la Réforme protestante pour examiner les problèmes théologiques, disciplinaires et réformistes au sein de l'Église, qui donne lieu aux arts et à la littérature post-tridentins.
Pour aller plus loin
- F. Casta-Rosaz, Histoire de la sexualité en Occident, Paris, La Martinière, 2004, p.136.
- N. Friday, Women on Top. How Real Life Has Changed Women’s Sexual Fantasies, New York, Simon & Schuster, 1991.
- G. Flaubert, Madame Bovary (1857), II-12, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p.264.
- M. Goulemot, Ces Livres qu’on ne lit que d’une main, Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, coll. « De la Pensée », 1991, p. 142.
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