Nous l’avons faite, la chaîne humaine. Pour le Liban.
Naturellement. Nous ne savions pas où nous placer sur la route, comment nous souder, tendre nos bras, étendre nos corps, vers où, le nord, le sud, vers quoi.
Pourtant, nous l’avons faite. Intuitivement. Parfois sous le regard méprisant des voitures « contre ». Contre quoi, au juste, dites-moi encore. Parfois sous les quolibets. Leurs klaxons goguenards. On sait lesquels.
Elle s’est faite, la chaîne, presque seule, comme un doux appel, comme un miracle.
Debout, belle, joyeuse, de bout en bout du pays, embrassant la terre et le soleil.
Et eux ? Ah oui, eux ! Toujours assis. Bien portants et endormis.
Combien de larmes faut-il donc verser sur le sol pour être entendues ? Combien d’enfants faut-il laisser dans la rue ? Combien de nuits encore sans sommeil, de jours sans travail, combien de prières, de croix, de misères pour qu’ils se réveillent ?
Chaque jour qui passe creuse l’écart en même temps qu’il lève toute ambiguïté.
D’un côté l’homme en souffrance et de l’autre l’indifférence.
Dehors celui qui crie et pleure au soleil, sous la pluie, dans les tentes, dans le bruit, dans la tête, la défaillance. Dedans celui qui s’enfonce dans son moelleux fauteuil, autour d’un repas chaud, qui se protège derrière ses privilèges et regrette ses faux-semblants : que la « révolution » cesse, il faut reprendre sa vie ordinaire, les soirées, les boîtes, la fête assourdissante, les verres d’insouciance. Qui d’entre ceux-là a faim ? Qui d’entre ceux-là manque de relations, de compromissions ? Le schéma est de toute manière si bien légué, il n’y a qu’à le reproduire : un second passeport, un toit à l’étranger, des universités en Europe pour les enfants. Au Liban on se divertit, on s’éclate, on se gave en attendant.
Alors je vous en supplie, portez un peu plus loin votre regard, vous qui êtes proches du Président, du gouvernement, des ministres, des hommes d’argent. N’y aurait-il pas parmi vous une âme sensible, un cœur ami, pour leur conseiller la sagesse, ou du moins la compassion enversle peuple fatigué, noble, noble, grand et digne, mais si fatigué ?
Ne pas se croire différent de son prochain. Prendre conscience de cette profonde analogie qui nous relie les uns aux autres, c’est faire le premier pas, le pas décisif vers une attitude fraternelle… karuna, disent les bouddhistes, le souhait que tous les êtres, et pas seulement moi, soient délivrés de la souffrance.
La compassion trouve sa source dans la profondeur. Dans le ventre. Lerahamim, les entrailles maternelles, le féminin divin. L’orgueil mâle, surtout en terre d’Orient, se moque de cette sensibilité à fleur de peau sur la place publique, des enfants qui dessinent des cœurs, des artistes, des poètes qui croient au rêve. On a même vu des femmes sur nos écrans ou dans les réseaux sociaux se rire d’autres femmes. Mais cette apparente vulnérabilité, oui cette féminité recèle une vraie force, celle qui ne donne plus la primauté à soi-même mais aux autres. Une amie m’a écrit : « Il y a quelque chose d’incroyable dans cette révolution, c’est la douceur et la sensualité des militaires ».
C’est que leur compassion trouve sa source en Dieu.Il s’agit du lien viscéral qui unitle Père à son fils, le faisant vibrer au rythme de son peuple. Car si son enfantn’est pas heureux, comment peut-il l’être ? S’il n’a rien, comment peut-il tout posséder ? Écoutons ensemble l’épître de Paul: « Quand j’aurais la foi la plus totale, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. L’amour rend service, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne cherche pas son intérêt, il n’entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve sa joie dans la vérité. Il croit tout, il espère tout, il endure tout ».
Dites-moi si je me trompe, si aujourd’hui il est une autre vérité, une autre espérance, une autre endurance que celle qui nous appelle tous à la compassion, en pensées, en paroles et en actions, la compassion urgente, nécessaire et immédiate pour que le cri du peuple soit entendu, qu’il résonne en nous, dans notre sang, notre rahamîm.
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