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Naissance

28/10/2019|Yasmina Farah Massoud

Quand je suis née, c'était la guerre.
Quand j'ai eu un an, c'était la guerre.
Quand j'ai eu ma première dent, c'était la guerre.
Quand j'ai rencontré le Père-Noël pour la première fois, c'était la guerre.
Quand j'ai bouché mes oreilles et fourré ma tête entre mes genoux, ce n'était pas la marraine de Blanche-Neige qui lançait son rire diabolique à la face de son miroir magique, mais des gens "importants" qui se lançaient des bombes à la figure et celles-ci atterrissaient non loin de chez moi, c'était la guerre.
Quand j'ai eu un frère, c'était la guerre.
Quand je prenais le bus pour aller à l'école, ma mère, mon père, multipliaient les signes de croix dans l'espoir que je reviendrai, c'était la guerre.
Quand les enfants de mon âge dormaient en regardant le firmament d'autocollants fluorescents -à la mode- collés au plafond, je dormais dans les cages d'escalier à la lumière fluorescente d'une lampe à gaz, c'était la guerre.
Quand j'avais 11 ans, un jour d'Octobre 1990, des grondements d’avions m'ont réveillée aux aurores. Ils déchiquetaient les nuages pour y faire pleuvoir une averse finale de confettis mortels qui sonnaient le glas de la guerre. En fin de journée, je les ramassais avec mon frère sur la pelouse du jardin.
La guerre était finie, mais ce n'était pas la paix.
Quand je suis tombée amoureuse pour la première fois, c'était l'après-guerre.
Quand j'ai visité Beyrouth-ouest pour la première fois c'était l'après-guerre.
Quand j'ai passé mon bac, c'était l'après-guerre.
Quand je suis devenue avocate, c'était l'après-guerre.
Quand j'ai reçu mes premiers honoraires, c'était l'après-guerre.
Quand, en 2005, Place des Martyrs, j'ai livré mes premiers combats de jeune révolutionnaire dans l'espoir d'éradiquer l'après-guerre et ai réussi avec des milliers de mes compatriotes à regagner la souveraineté de mon pays, c'était encore l'après-guerre ; même après.
Quand, en 2006, j'ai rencontré mon futur mari c'était l'après-guerre et la guerre en même temps

Quand je me suis mariée, c'était l'après-guerre(s).
Quand j'ai eu mes enfants c'était l'après-guerre(s).
Quand le 17 Octobre 2019, soit 29 ans après la guerre, je redescends Place des Martyrs pour en finir avec ce cancer métastasé, cette mort lente qu’est l'après-guerre, en prenant part à la révolution populaire la plus exemplaire de l'histoire du Liban, le gouvernement en ligne de mire, coupable d'innommables exactions, est encore celui de l'après-guerre.
Composé d’ex- seigneurs de la guerre en personne ou par ramification génétique ou partisane, ils se remplissent avidement la panse sous prétexte qu’ils recollent encore les morceaux, 29 ans plus tard.
À mes côtés, mes semblables et des vétérans mais également des milliers de milléniaux qui sont nés en temps de paix mais qui vivent dans l'après d'une guerre qu'ils ne connaissent que parce qu'ils en subissent encore les conséquences; gouvernés par des vampires qui, après avoir englouti ce qui reste de notre sang anémique, mordent sans relâche et sans scrupules sur leurs chairs fraîches et neuves, comme si ce n’était pas assez comme ça.
Ils livrent une belle bataille les milléniaux.
Ils combattent la corruption avec l’art, la culture et la liberté.
Ils sont sans l’ombre d’un doute, la génération libératrice venue nous délivrer de nos démons, nos fantômes, nos chaînes, nos boulets de forçats, notre déni, notre résignation, notre silence d’hommes et de femmes éreintés.
Ils sont le moteur.
Alors pourquoi ?
Pourquoi, n'ayant pour ma part connu que des temps de guerre et d'après-guerre, me diriger tous les jours depuis le 17 Octobre vers la place du centre-ville pour me soulever contre le système, le renverser, écarteler le diktat de la médiocrité, avec une fleur en guise de fusil, le drapeau national pour bouclier, le cœur rempli d'espoir et de crédulité, moi, enfant de tous les cynismes?
Pourquoi?
Pour qu'enfin mes enfants puissent écrire un jour que lorsqu'ils sont nés, c'était l'avant-paix et que quelques petites années plus tard, est enfin venu au monde, leur pays.
 

Josef et James ont la joie d'annoncer la naissance de leur patrie, le Liban.

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