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Nayla Kettaneh Kunigk : L’art ne doit pas mourir

18/06/2021|Gisèle Kayata Eid

Entre les échafaudages, les amas de pierre, les portails entortillés, deux individus s’échinent dans la rue, sous des tentures immenses qui recouvrent des immeubles en rénovation… Le 4 août est passé par là et la rue Mar Mikhael, tel un enfant battu à mort, essuie ses larmes et se remet debout. Il faut bien. La vie continue et c’est probablement ce qui mue celle que je vais aller rencontrer, à trois jours d’un grand événement très important pour tous les artistes de la relève, mais pas que.

 

Dans ce qui était la belle galerie épurée de Tanit, ça sent la peinture fraîche. Partout des pots, des luminaires dans leurs boîtes, des caisses qui jonchent le sol. Les baies vitrées dans leur emballage attendent sagement d’être installées alors que celles des façades extérieures, immenses, sont déjà érigées et semblent défier le sort. Car ici, le destin, s’est particulièrement acharné à 18h07, ce soir fatidique de l’été beyrouthin.

 

Nayla Kettaneh Kunigk peut en attester.

Dans son appartement du 9ème étage du même immeuble, elle est alertée par son fils d’un « feu d’artifice » étrange au port. Non convaincue de l’évènement festif, elle appelle aussitôt les pompiers. Une petite escouade arrive qui ne la tranquillise pas pour autant. L’incendie est ravageur. Alertée par son sixième sens, elle descend à la galerie avertir l’équipe de prendre ses précautions. Le temps qu’elle rejoigne ses collaborateurs, la première déflagration dans une des salles la projette à quelques mètres, mais c’est la deuxième qui la propulse carrément dans une autre pièce. Un moment que sa mémoire ne peut détailler tant ce qu’elle a vécu était intense. Elle se relève néanmoins couvertes de blessures, mais « en un morceau ». C’est alors la course pour courir aux hôpitaux sauver un jeune grièvement blessé. De ce qui s’est passé, elle retiendra ce que son fils a pu filmer. Une vidéo qui fera le tour du monde.

Appartement complètement détruit, galerie écrabouillée, avec tout ce qu’elle recelait comme œuvres, le tout ajouté au souvenir cuisant d’une tragédie béante n’ont pourtant pas arrêté celle qui a consacré sa vie à l’art et à la culture. « Que voulez-vous que je reste dans un coin ? Il faut bien continuer ». Il lui fallait se relever et persévérer comme elle l’avait fait en 1996 quand elle est revenue au Liban poursuivre le projet artistique qu’elle avait enclenché avec son mari allemand, avant qu’une mort brutale ne vienne le lui arracher en 1992, la laissant avec un enfant de sept ans dans les bras. 

 

Sa galerie à Munich fermée pour cause de Covid, c’est dans les capitales européennes, dans les foires et expositions, qu’elle panse ses blessures après avoir perdu maison et travail. Venise (pour encourager un grand ami photographe Fouad el Khoury au pavillon Libanais -d’ailleurs le thème de la biennale était aussi la solidarité), exposition à Vérone, une autre à MENART Fair, organisée par Laure de Hauteville, et dont la gazette de l’hôtel Drouot relate sa participation dans une double page et une photo du stand de la courageuse galeriste.

Puis il lui a fallu revenir, reprendre son bâton de pèlerin et « recommencer » l’œuvre pour laquelle elle a consacré sa vie avec un projet au titre évocateur : Togetherness. C’est dans cet espace à la galerie Tanit que je la rencontre.

 

Avez-vous eu des appréhensions à revenir dans ses lieux ?

Plus peur que je n’ai eu, je ne peux plus avoir peur. Mais oui, ça me donne le cafard.

 

Où puisez-vous cette énergie pour rénover et recommencer ?

On n’a pas trop le choix dans la vie : soit on reste dans un coin, on attend et on meurt. Soit on continue. Comme je ne suis pas encore candidate à la mort, il a fallu que je continue. J’ai des hauts et des bas, mais j’ai commencé à arranger la galerie il y a deux mois environ.

 

Et là comment vous sentez-vous devant ce qu’on peut appeler ce renouveau de la galerie ?    

Pendant des mois, j’étais sur pilote automatique. Je ne pensais pas aux questions philosophiques. Je devais gérer : mon sommeil, mon angoisse… La plus grosse étant celle de la  mort de nos amis (dont celle de l’architecte franco-libanais Jean Marc Bonfils qui habitait le même immeuble, l’East Village Building), les blessés… Difficile d’avoir plus peur. D’habitude je n’ai pas d’attaque de panique, j’en ai eu plusieurs, certaines graves avec hospitalisations…

 

Pourquoi ne pas vous la couler douce et laisser tout tomber ?

Je n’ai jamais su me la couler douce.

 

Mais pensez-vous avoir encore le souffle de vous investir dans ce pays ?

A quoi voulez-vous sinon qu’on pense, honnêtement ? Que voulez-vous, je ne vais pas refaire ma vie ailleurs, à mon âge.

 

Où puisez-vous ce courage ?

Je viens d’une famille qui s’est toujours battue. Autant mon père que ma mère qui a été la première présidente du Festival de Baalbeck, une chose qui n’existait pas et dont elle a fait quand même, de 1955 à 1968, un festival international. Mon père était un homme d’affaires qui parlait cinq langues, dont le persan. Ses frères et lui ont travaillé en Iran, en Irak, en Palestine, en Jordanie, au Liban. Ils ont dû affronter beaucoup d’adversité, la grande guerre (mon père est né en 1904) …  J’ai appris comme eux à faire face, avec ce qu’on a, ce qu’on sait faire ou ce qu’on apprend à faire. On apprend à tout âge. Mon patrimoine personnel a été détruit, on a dû vendre… Il me reste mon parcours. 

 

Est-ce que quelque part ce n’est pas pour défier la tragédie que nous vivons que vous vient ce courage ? 

Je n’ai jamais pensé en ces termes. Je n’ai jamais baissé les épaules en me disant : « Je ne veux plus. Ce pays est décourageant ». J’ai toujours dit : « Ce pays est rageant ». On est gouverné par des gens qui sont incapables de gérer quoique ce soit s’ils n’y voient pas leur bénéfice. Ils ont pourri le pays du haut en bas. Il y avait toujours de la corruption, comme partout ailleurs, mais là…

 

Vous êtes malgré tout ce qui s’est passé dans cette dynamique de ne pas baisser les bras ?

J’ai une responsabilité morale par rapport à tous les artistes que je représente et avec qui je travaille. Ils sont extrêmement solidaires. Beaucoup m’ont fait des cadeaux royaux, qu’ils soient dehors ou dans le pays… Je continue avec eux. Parce que si je veux passer la main, je voudrais la passer d’une manière élégante. Je vais m’arrêter un jour, mais je le ferai en m’assurant qu’il y aura une continuité et une bonne redistribution des cartes. Certains enseignants gagnent très peu, d’autres ont un pied dehors, d’autres sont partis… On essaie de continuer. Pas seulement pour le Liban, mais pour notre civilisation.

 

Comment justifiez-vous ce besoin envers notre civilisation ?

Deux choses sont primordiales pour moi : C’est l’art, la créativité d’une façon plus large, qu’elle soit technologique, artistique ou autre et dans tous les domaines, qui fait avancer la société. Il est important que ce mouvement intellectuel continue, sinon les sociétés meurent.

Le deuxième point primordial pour moi c’est l’éducation. Bien sûr, il y a d’autres choses très importantes, comme la santé, mais avec la petite fondation de mes parents, nous aidons dans le domaine de l’éducation qui prend actuellement le plus sale coup qu’elle n’a jamais eu dans toute l’histoire du Liban. Beaucoup voyagent, mais il y a toute une population qui ne peut pas aller ailleurs et qui a besoin d’être éduquée, de la manière dont nous avons été éduqués. Nous avons fait nos études secondaires au Liban, malgré la guerre…

 

Concernant l’événement Togetherness, comment cela a-t-il été organisé ?

Cet événement a été créé par le groupe de la galerie, pas par moi. Le projet a été conçu l’été dernier. Un concours a été lancé afin de présenter un projet qui soit proche de cette idée de solidarité. Il a été ouvert pour tous, à condition qu’ils aient un profil professionnel : cinéastes, céramistes, etc. de toutes tendances et de tout âge. Nous avons reçu 63 demandes. Un jury composé de cinq personnes (un nombre qui doit être impair) : un collectionneur : Ricky Haykal,  la directrice d’art de la LAU Zeina Miskaoui, deux curateurs Marc Mouarkech et Carina Hélou et moi avons regardé les dossiers, interrogé les artistes… Nous avons retenu une quinzaine de candidats qui ont reçu un petit honoraire pour avoir fait le travail. Il y a de tout : de la céramique, des photos, des toiles, des projections, des effets de lumières… Ce sont, pour la plupart, des artistes émergents.

 

Monter un projet de cette envergure n’a pas dû être facile après le choc, la destruction de la galerie…

On n’est toujours pas remis de ce choc. Mais ce qui m’a impressionnée, c’est comment toute l’ancienne équipe de la galerie s’est impliquée pour tout vider. Il y a eu un mouvement de solidarité incroyable : les jeunes qui balayaient les gravats : 70 tableaux, à part les miens ont été esquintés… Abdel el Kadiri qui avant une exposition le 4 aout a eu toutes ses œuvres enterrées sous les décombres. Il a été formidable. Pour aider, il a fait une œuvre phénoménale qu'il a intitulée : I would like to be a Tree, en hommage aux morts.  Des panneaux de 110cm x70 cm qu’il a vendus dans le monde entier au profit de Basma (ONG dédiée à la reconstruction des maisons beyrouthines affectées par la destruction.ndrl) Quand vous avez des gens comme ça, des initiatives, vous allez vous mettre en arrière et les regarder travailler ? 

 

Pour en savoir plus, cliquez ici

 

 

(Photo : Photo - ©️ Dimitri Nassar, Courtesy of Galerie Tanit)

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