Mon identité
17/08/2020|Gisèle Kayata Eid, Montréal
Pourquoi je n’arrive pas à écrire ? Pourquoi alors que les articles, les dénonciations, les textes déchirants se succèdent, pourquoi ma plume s’obstine à rester muette ? Pourquoi, à l’autre bout de la terre, alors que les cigales chantent, comme jamais au pays de la neige, durant ces insomniaques nuits d’août, pourquoi je n’arrive pas à déconnecter de Beyrouth ?
Pourtant mes proches, ici ou même au Liban, ont essayé de me donner du courage : « Il te faut sortir de cet état d’hébétude, de désolation, d’accablement. Pense à tous ceux qui ont perdu leur maison, qui sont blessés, qui ont vu leurs proches mourir sous leurs yeux. Tu n’es pas pire qu’eux. Il faut se relever du choc. Il faut continuer. Même ma sœur qui n’a plus de toit pour abriter son lit, sa quiétude, son chez elle, qui n’a tout simplement plus de maison m’a dit : « Le monde n’est pas fini ».
Quoi leur répondre ? Que c’est vrai que j’ai perdu la belle maison aux arcades de mes parents, ouverte à la fois sur la mer et sur la montagne, celle où je suis née, où j’ai grandi et où j’ai passé toutes mes années d’innocence et de rêve. Que tout est démoli, bâtiments et cœurs battants, dans la rue où j’allais à pied à l’école, bras dessus, bras dessous avec les copines de classe, avec Dalal à qui cette terrible explosion a arraché la belle Krystel. Que c’est vrai qu’il a volé en éclats ce quartier où je me promenais pour aller me faire dorloter chez ma grand-mère, mes oncles, mes tantes et même chez ces lointains cousins de mon père, dont les Naggear qui viennent d’enterrer leur petite Alexandra… Quoi leur dire ? Que la ville où j’ai fait mes études universitaires, où j’ai appris à penser, à voir grand, à comprendre a été tout simplement pulvérisée ? Qu’ont été écrabouillés comme de la cendre tous ces lieux de connaissance et de culture que j’arpentais en conquérante ? Que se sont effrités comme de la poudre de vitre tous ces endroits où j’ai donné le meilleur de moi-même pour d’innombrables causes et missions ? Que j’ai perdu ma Beyrouth à moi où dans chaque ruelle se blottissaient un être cher, un ami, un parent, un collègue, un étudiant… ?
« Pourtant tu n’habitais plus Beyrouth. Tu as une grande et belle maison au Kesrouan, tu es depuis 30 ans résidente canadienne, tes enfants et leurs petits y vivent, et même quand tu viens tu habites en banlieue de la ville. »
Pourquoi alors ce chagrin immense, cette détresse sans fond, cet abattement inqualifiable, ce dégoût, cette rage, cette tristesse morbide, pourquoi cette sensation de néant qui m’engloutit, m’obscurcis l’avenir et m’écrabouille le cœur ?
C’est en allant vers mon bahut pour prendre un chocolat de chez Attié qui tenait boutique à la rue Pasteur, à trois immeubles de chez moi, chocolats dont je ne me laisse jamais en manque, qui font partie incontournable de mes bagages, c’est au moment de prendre une de ces séculaires marguerites indémodables que j’ai compris.
Il fallait que cette boîte ne se vide plus jamais… Elle représentait tout ce qui restait de ce que je j’avais de plus précieux et dont ce funeste 4 août m’a dépouillée : mon identité.
Mais mon amour, « Beyrouth »,
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour
De l'aube claire jusqu'à la fin du jour
Je t'aime encore, tu sais, je t'aime
La chanson des vieux amants – Jacques Brel
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