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La très jeune fille

02/12/2019|Gérard Bejjani

J’ai beau fermer ma fenêtre, le monde entre encore jusqu’à moi.

J’ai éteint tous les écrans, effacé les insultes, fait taire les voix, elles trouvent toujours leur chemin.

L’image s’ajoute à l’image, le cri succède au cri, l’espérance à la colère, le dépit à la foi, tout s’agite en nous, et cela nous transperce, et cela nous réveille et nous engage dans une longue épreuve mêlée de crainte et de merveilles.

 

Ce qui épouvante, c’est la solidarité dans le mal, cette « énorme aspiration du néant » dans lequel dorment nos gouverneurs et ceux qui les applaudissent encore. Ce sont leurs méthodes périmées pour nous monter l’un contre l’autre, pour construire des barricades, des lignes de démarcation, pour ramener les traumas de la guerre, les voitures calcinées, Aïn el-Remmaneh, Chiyah, le Ring, les confessions, les atavismes, les incendies de l’âme. 

Ce qui épouvante, ce sont les faces sévères de nos amis qui, éperdus d’amour pour leurs zaïms - si seulement l’amour, le vrai, pouvait les atteindre ! -, toutes religions, toutes idéologies confondues, continuent à justifier l’injustifiable, le mensonge, le crime, la pourriture, la violence, la boucherie vers laquelle on les conduit, immenses troupeaux résignés, vers laquelle on nous conduit tous, car forcément nous coulerons ensemble, eux par leur ignorance et nous parce que notre conscience demeure isolée, insuffisante.

Ce qui épouvante, c’est la rage de l’esclave idolâtre, qui renverse le ciel et renie Dieu, plusieurs rages comme la sienne qui assimilent le leader politique au Christ ou au messie ou à Allah, cependant que ton visage d’enfant, de très jeune fille, molestée, déchirée, avilie, pleure devant les caméras impuissantes de la résistance. Toi la servitude qui ose dire non, la révolte qui ose dire son nom, pour une terre plus clémente, pour le repentir d’une nation.

 

Mais il y a aussi ce qui émerveille. Heureusement. 

Car la lumière vient chasser les ténèbres quand les femmes, encore elles, toujours elles, se rassemblent, se retrouvent, s’échangent le voile et la croix pour faire tomber les murs de la honte et les haines fomentées. Non, l’homme n’est pas un loup pour l’homme, ou alors, la femme du Liban en aura décidé autrement. À l’arme infertile qui se glisse dans leurs discours ou dore leurs drapeaux, elles opposent le riz blanc et la rose féconde. 

Car « l’énorme aspiration du vide » qu’est le mal se retourne en son contraire et devient inspiration, foule inspirée. Et le désert dans les palais, la désertion des puissants nous incite à venir, à revenir de loin, de nos tranchées, de nos silences, de notre endormissement, de l’exil, pour nous unir, nous réunir, mettre en œuvre notre fraternité, nos compétences, notre créativité, notre intelligence surtout qu’ils essaient vainement d’étouffer.

Oui la merveille, c’est de nouveau ton visage d’enfant, de très jeune fille, qui porte notre désarroi certes, mais sans amertume, une tristesse virginale qui fait penser à je ne sais quelle grande nuit douce, infinie. Car, si aveugles et durs que soient les hommes, ils reconnaîtront un matin, à l’aube du troisième jour, ou du trentième, ou du centième, du millième s’il le faut, tant pis, ils reconnaîtront leur fille précieuse, dernière-née de leur peuple indigné, et ils se lèveront tous ensemble, et ils la soulèveront, non pas victorieuse, mais fortifiée, chargée de grâce pour eux, pour nous, et ils lui feront un rempart de leurs corps mortels, et l’Histoire leur rappellera à quoi ressemblent les véritables héros, elle leur dira comment l’offense se mue en offrande, l’injustice en salut, quand parle en nous la vérité, quand agit l’amour. Derrière la fenêtre. Toujours grande ouverte.

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