N’écris plus.
Je parle de compassion.
Malheur à toi si tu te sers de ta plume comme une arme, étouffe-la.
Je n’en aurai jamais une autre.
Cela ne te ressemble pas de t’engager. Reste dans ta poésie. Reste à la maison.
Je ne sais pas ce qui me ressemble.
Le ton monte depuis quelques jours, le chantage, l’incivilité, les insultes. Jusqu’à m’accuser d’« agitateur », de « vendu », de « traître », de « monnayé » pour mes textes (par qui ?) ou pour mon implication dans la chaîne humaine (depuis quand faut-il être payé pour tenir la main de son prochain ?) La mentalité est belle de croire que tout s’achète, tout se vend, tout se paie. Même la solidarité. Même l’étreinte. Elle en dit long sur le mécanisme courant dans le pays, dans nos amitiés, nos alliances.
La menace arrive, elle aussi, et elle est, comme le dit Hobbes, « violence absolue, qui requiert une protection absolue ». Elle attaque, elle déchire et l’on saigne. Tant pis, la cicatrice fera son chemin. C’est l’aube qui compte, elle rassure, et avec la Winnie de Beckett, « je trouve merveilleux qu’il ne se passe pas de jour, presque pas, sans quelque mal pour un bien ». J’ai appris à ne pas exclure le trouble, les blessures, car c’est par là que la pensée progresse.
Ma première leçon est triste comme le chant du cygne de mon pays. Elle me dit que la violence vient de notre frère et que le Liban n’est pas prêt, il ne le sera sans doute jamais. Que réclamer un peu plus de vérité, de justice, de santé, est une tentative vouée à l’échec quand l’autre préfère encore l’aveuglement. La servitude volontaire. La première leçon impose une alternative : se taire à nouveau, se résigner sous le joug des plus forts ou… l’inimaginable… se retirer, partir, s’exiler, l’imaginable issue pour celui qui, déraciné, s’étiole et dépérit loin de la sève, de la source première, de sa Méditerranée.
La deuxième va dans le sens de la mesure, elle cherche un compromis pour que les mots de l’ami ne soient pas plus violents, pour qu’ils ne l’amènent pas, lui, à prendre les armes. Pour éviter le pire, la guerre fratricide. Garder vive la révolution, mais lever les barricades, personne n’a jamais aimé les frontières de toute façon. Se relayer tous les jours devant le palais, devant le parlement, devant son papier, devant son écran pour raffermir la chaîne de l’insoumission, de la responsabilité éthique, pour bâtir, dans le temps, dans la durée, dans la parole et dans l’action, un édifice plus solide et plus propre, un nouveau pacte national, anti-confessionnel, jeune, dynamique, reposant sur la compétence du meilleur et non sur la médiocratie et le népotisme.
La troisième me vient d’Épictète comme à chaque fois que la blessure me semble inguérissable. « Partage des choses : ce qui est à notre portée, ce qui est hors de notre portée ». « Ce qui est hors de notre portée est faible, esclave, empêché, étranger », il ne sert donc à rien de s’en occuper sinon à se faire encore plus mal, à désespérer. Les stratégies politiques, l’oppression, la censure, l’avoir, le pouvoir, la banalité du mal ne dépendent pas de moi. L’histoire me montre, hélas, qu’ils ont souvent vaincu et qu’ils pourront vaincre encore, que l’inconcevable peut sévir longtemps avant que la situation ne se retourne. « Ce qui est à notre portée est par nature libre, sans empêchement, sans entrave ».
À ma portée la prise de conscience, même si elle dérange. Je la maintiendrai éveillée.
À ma portée le songe, même si l’on s’en moque, il me porte loin dans les merveilleux nuages… là-bas… là-bas, qui sont gages de ma survie. Je rêverai encore.
À ma portée l’espoir en un Liban plus sain, plus noble, qui me rend ma fierté de citoyen, ma dignité d’homme. Je le garderai grand.
À ma portée le discours, qui est choix de la philosophie contre la violence, dit Éric Weil. Je parlerai et penserai tant que je serai vivant.
À ma portée la plume, oui ma seule arme au service non du ressentiment ou de la menace, mais de la réconciliation et de ma liberté. Ne se battre seulement qu’avec elle, rien qu’avec les feux de la tendresse, comme tant et tant de mes frères et sœurs dans la rue, qui dessinent, offrent des fleurs, de quoi peindre, de quoi manger, de quoi s’asseoir, se couvrir. For free, ne vous en déplaise. Une plume, et qu’on me coupe la langue. Je continuerai à écrire.
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