Interminable et singulier Moyen Âge - Épisode 2
14/09/2023|Sébastien Hubier et Léa Samara
Comme le résumait Celse au IIe siècle, les païens voyaient les premiers chrétiens comme un « φιλοσώματον γένος » – c'est-à-dire, littéralement, un peuple qui aime le corps – et il leur reprochait d'organiser des orgies sans frein dans les catacombes de la périphérie sud de Rome. De fait, les premiers chrétiens ne voyant pas encore la descente de l’âme dans le corps comme une déchéance, celui-ci n'était pas perçu comme totalement indigne, ni comme mauvais en soi. Après tout, n’est-il pas une création de Dieu ? Dans le même temps, pourtant, obnubilés par une apocalypse prochaine d’une part, et, de l’autre, par un sombre ascétisme qui devait bientôt connaître son apogée avec les thèses de Tatien le Syrien, ces premiers chrétiens allaient jusqu’à prohiber toute consommation de boissons enivrantes et toute relation sexuelle. Ainsi tiraillé entre deux postulations contraires, le christianisme naissant a accordé une importance nouvelle aux femmes. Celles-ci n’étant plus perçues comme de simples épouses soumises à leur mari, elles pouvaient désormais convertir leurs proches ou, mieux encore, connaître le martyre (dont les représentations seront du reste érotisées au fil du temps, à partir du IX e siècle notamment). En outre, la sexualité chrétienne, bien qu’influencée par les rigueurs stoïciennes, ne renia pas d’entrée de jeu le plaisir, ce dont attestent les écrits de Clément d’Alexandrie.
Néanmoins, la fermeté devant le désir fut rapprochée du courage dont témoignaient les chrétiens devant les persécutions. De ce fait, malgré l'apparent libéralisme de mœurs dont je viens de parler, s’affirme pas à pas une morale rigoureuse du refoulement et de la contrition. Les lettres de Paul prônent ainsi explicitement l’abstinence, le célibat, la chasteté ; et dans la droite lignée de ces sévères déclarations, la vertu ne tarda pas à être présentée comme un symbole de la pureté qu'il faut opposer à la bestialité de l’accouplement.
Seuls les rapports sexuels fécondants sont, dès lors, vus comme acceptables ; les autres étant impurs, sacrilèges. C'est sur ces bases construites dans l'Antiquité tardive que se développera l'érotisme médiéval déterminé par la forte ascendance qu'avaient exercé les morales stoïciennes et néo-platoniciennes sur la société romaine. A première vue, le Moyen Âge – qui, de la chute de l'empire romain d’Occident (476), à la découverte de l’Amérique (1492) dura plus de mille ans – offre une image assez floue. Temps obscurs, certes, de dépopulation, de désurbanisation, de migrations et d’invasion. Temps des grandes pestes et des guerres barbares, des confusions géopolitiques et des troubles sociaux, des famines et des crises théologiques. Mais temps aussi de l’invention de l’amour courtois, et, dans son sillage, d’une nouvelle érotique lancée en Europe par la lyrique des troubadours occitans qui, eux-mêmes, l'empruntèrent à la poésie arabo-andalouse (hubb al-muruwa). Ce « service d'amour », dans laquelle la femme est la suzeraine de son amant-vassal – ce qui dans le contexte médiéval de l'antiféminisme patristique est une véritable contre-culture.
Cela s’inscrit essentiellement dans le sillage d’une forme singulière de littérature amoureuse fondée sur le fin’amor lequel, dès le XI e siècle, vise à promouvoir, auprès d’un public aristocratique, les qualités chevaleresques d’attente et de mesure dont les codes actuels de la séduction dépendent encore en partie – mais qui traduisait aussi une volonté de tenir le désir sexuel à distance, de s’en consumer, en somme, sans le consommer.
Certes, cet amour idéalisé n’interdit nullement la quête de sensualité. Pour autant, l’érotisme qu’il met en scène est bien plus affaire de regards que de sexe ; ce qui expliquera d’ailleurs que même dans les histoires les plus crues des fabliaux du XIII e siècle le voyeurisme et l’exhibitionnisme soient encore des motifs récurrents. Justement, à partir du XIII e siècle, la sexualité s’affiche un peu plus clairement dans la littérature et c'est le moment où, en matière de représentation du corps, se met en place une série d’oppositions binaires qui se recoupent pour partie entre le haut et le bas, mais aussi entre le licite et l’illicite, le convenable et l’inconvenant, le sacré et le profane, le devant et le derrière, l’émission et la réception, le dit et le non-dit, le corps et la chair – le noble et le sale. La pensée chrétienne du Moyen Âge visant à une élévation spirituelle, le bas corporel se trouve mécaniquement associé à l’ordure et fait de l’Homme un animal.
Dans le cadre d'une telle vision du monde, il n’est pas étonnant que la représentation de la nudité devienne problématique, de même que toute figuration érotisée du corps. En effet, si les XIII e et XIV e siècles revalorisent en partie ce dernier, il faudra attendre la Renaissance proprement dite pour revoir des images de nus.
Toutefois, si depuis le Moyen Âge la morale chrétienne régule la sexualité, nous savons, depuis les travaux passionnants de Paul Veyne, que ses principes se sont, dans les faits, mis en place dès le haut Empire romain. C’est le passage d’une aristocratie concurrentielle (une féodalité où les conflits de classe sont particulièrement féroces) à une aristocratie de service (très proche de la bourgeoisie marchande) qui fait de l’amour marital la référence sociale, celle que s’appropriera justement le christianisme naissant. On voit bien qu'il n’est guère pertinent d’opposer diamétralement la Renaissance au Moyen Âge, et dans l’histoire culturelle des représentations de la sexualité, le XV e siècle italien ou le XVI e siècle français ne semblent pas montrer une rupture radicale, les thèmes, images et motifs antérieurs étant repris à peu près in extenso.
Peu à peu, pourtant, il se produit bien quelque chose – l’invention de l’imprimerie n’y est pas pour rien. Elle permit, dès le début du XV e siècle, une diffusion à relativement grande échelle des dessins et textes érotiques : I Modi (1524) de Marcantonio Raimondi et les Sonetti lussuriosi (1524) de L’Arétin connurent un succès retentissant dans toute l’Europe, ainsi qu’un ouvrage de Gabriele Simeoni, Della qualità del buon Marito (1546). On le voit, l’éros – qui est à la fois désir et plaisir – est loin d’être absent de la littérature européenne du Cinquecento, même si paradoxalement le corps y est presque invariablement déréalisé. En effet, alors que le corps érotique s’offre aujourd’hui à nous comme ardemment présent et incarné, presque omniprésent, il était alors curieusement conçu comme absent, dérobé, intangible. L'érotisme renaissant est un registre de l’atténuation, du mignotage et de la mignardise et il correspond à une esthétique du détail, du corps fragmenté – une paupière, une iris, le frisottis d’un cheveu – et de l’évitement de la fornication proprement dite.
En parallèle de ce discours poétique, éthéré, de l'évitement de la sexualité, les XV e et XVI e siècles ont vu aussi se produire une diffusion inédite de la pornographie écrite et picturale. Et si l’Ancien Régime n’avait pas toutes les possibilités de reproduction de masse qui sont les nôtres, il n'en disposait pas moins de moyens sans précédent par rapport au Moyen Âge et des livres et gravures érotiques purent être produits en quantité relativement importante. Le Marquis de Sade est l’emblême de cette pornographie de la Renaissance. Outre la récurrence attendue des scènes d’accouplement et la prégnance de la volonté de choquer aussi bien que de la satire anticléricale, outre le recours à un vocabulaire explicite, dénotatif et indécent selon les normes du temps, et outre la manie du détail dans la description des positions coïtales – que Sade poussera plus tard à ses dernières extrémités – Lynn Hunt, qui l'a étudié de près à l'université de Stanford, identifie plusieurs autres caractéristiques. Ainsi, le recours systématique au genre du dialogue entre femmes, la prépondérance de la prostituée, la volonté de heurter les valeurs communes par la promotion de pratiques hétérodoxes, et, à partir du XVII e siècle, l’influence de la philosophie libertine, matérialiste et mécaniste sont beaucoup mobilisés par l’auteur. De ce point de vue aussi, L’Arétin exerça une influence directe sur la fiction érotique française de l'âge classique ; et notamment sur ces trois œuvres majeures que sont L’Ecole des filles, L’Académie des dames (1680) et Vénus dans le cloître (1683) – romans dont il conviendrait d’ailleurs de comparer la tonalité avec les poèmes libertins d’Anthoine Estoc ou de Toussainct du Bray qui se plaisent, eux aussi, mais sur un autre mode, à mettre en scène la lubricité et à insister crûment sur l’acte génital.
En bref, alors que la poésie érotique du XVI e siècle répugnait à dire ouvertement la sexualité, masculine ou féminine, cette dernière s’impose désormais dans l’œuvre des poètes libertins. Toutefois, et cela apparaît curieux à notre hyper modernité obsédée par la beauté, l'érotisme d’alors ne se contente pas d’exposer la vénusté de la jeune et jolie fille – invariablement lisse, adorable, élégante et opaline –, il met aussi en scène, sur le mode de la satire, la laideur, la puanteur, la morbidité, la viscosité, la noirceur.
C'est justement ce que réinterprétera l'époque baroque en revenant sur l'association étroite du rapt et du ravissement avec une esthétique très particulière, faite d'affectation, d'excès, d'extravagance, d’instabilité, de mobilité, de métamorphoses, d'illusions, de rejet de la mesure et des convenances, de tensions, de contraste, d’inconstance, de dissimulation, de paradoxes psychologiques – de l'idée, enfin, que la vie est un songe et le monde un théâtre.
Focus Lea: L’influence de la poésie arabo-andalouse sur la lyrique des troubadours en Europe La lyrique des troubadours occitans et la poésie arabo-andalouse (hubb al-muruwa) ont quantité de similitudes thématiques et stylistiques. Au Moyen Âge, la région de l'Occitanie (s'étendant sur une partie de la France actuelle) était en contact avec le monde arabe, notamment à travers la présence de l'Al-Andalus, la région musulmane de la péninsule ibérique. Des échanges culturels ont eu lieu entre les deux mondes, notamment dans le domaine de la poésie. Certaines similitudes entre la lyrique des troubadours occitans et la poésie arabo-andalouse incluent: - L'amour courtois : Les deux traditions poétiques mettent l'accent sur le thème de l'amour courtois, où l'amant exprime son désir et son amour pour l'être aimé, souvent de manière raffinée et subtile. - La conception de l'amour comme une souffrance : L'amour est abordé comme une expérience intense, parfois douloureuse, avec des sentiments de désir et de manque. - L'utilisation de motifs et d'imagerie similaires : Les poètes des deux traditions utilisent des motifs tels que la nuit, les étoiles, les fleurs, les jardins, les larmes, etc., pour exprimer leurs émotions et leurs pensées sous la forme de métaphores, d’analogies et d'allégories. - L'utilisation de formes poétiques spécifiques : Les troubadours occitans ont utilisé des formes poétiques telles que le canso et le sirventes, tandis que la poésie arabo-andalouse employait des formes comme le muwashshah et le zajal. Ces formes poétiques partagent des caractéristiques structurelles similaires, telles que des strophes récurrentes et des refrains.
Pour illustrer la comparaison entre un poème arabo-andalou et un poème lyrique des troubadours en européen, nous pouvons prendre deux exemples représentatifs : un muwashshah arabo-andalou et un canso occitan.
Extrait d'un muwashshah arabo-andalou intitulé "Ya Man Asra Turaqi" (Ô toi qui te hâtes vers mon chemin) du poète Ibn Zaydun :
Ô toi qui te hâtes vers mon chemin, Comme une gazelle fuyant avec grâce, Quand tu passes, tu enflamme les cœurs, Et en moi, la passion ne cesse de croître.
Tes yeux sont des étoiles éblouissantes, Et ta voix est douce comme le miel, Je suis captivé par ta présence, Et je brûle d'un amour intense.
Dans cet extrait, on retrouve des thèmes courants de la poésie arabo-andalouse tels que l'amour passionné ou la beauté de la bien-aimée. Les images utilisées, telles que la gazelle et les étoiles, créent une atmosphère de fascination et d'admiration.
Maintenant, un extrait d'une canso occitane intitulée "Be m'an perdut" (Je me suis perdu) du troubadour Bertran de Born :
Je me suis perdu, ô belle amie, Par ta faute, par ton mépris, Mon cœur souf re, désespéré, Car tu refuses mon amour ardent.
Je te cherche comme un homme égaré, Je te crie mon désir sans relâche, Mais tu t'éloignes, froide et distante, Et mon amour se transforme en douleur.
Dans ce poème, les similitudes évidentes avec le muwashshah sont notamment la description de l'amour non réciproque, la souffrance du poète et l'utilisation de l'adresse directe à la bien-aimée. Les sentiments de désir, de douleur et de rejet sont exprimés avec intensité et émotion.
Cependant, il est important de noter que les contacts culturels entre les troubadours occitans et la poésie arabo-andalouse n'impliquaient pas nécessairement une empreinte ou une influence directe. Les similitudes observées pourraient être le résultat de développements parallèles dans des contextes culturels distincts, ou d'influences indirectes à travers des échanges et des rencontres entre les deux mondes |
Lexique
- Ascétisme: L'ascétisme est une pratique philosophique, religieuse ou spirituelle qui implique la renonciation volontaire à certains plaisirs matériels, émotionnels ou sensoriels dans le but de rechercher la discipline, la purification, la maîtrise de soi ou une connexion spirituelle plus profonde.
- Rigueur stoïcienne: Approche philosophique adoptée par les stoïciens, une école de pensée hellénistique fondée par Zénon de Citium au IVe siècle av. J.-C. Pour les stoïciens, la rigueur était une vertu essentielle qui consistait à vivre selon la raison et à cultiver une discipline stricte de l'esprit et du comportement, qui impliquait d'accepter les choses telles qu'elles sont, de cultiver l'apathie émotionnelle face aux épreuves et aux vicissitudes de la vie, et de se conformer à l'ordre naturel du cosmos. Les stoïciens croyaient que la souffrance et les émotions négatives étaient le résultat de nos jugements et attachements inappropriés aux choses extérieures. Par conséquent, en cultivant la rigueur, ils cherchaient à se libérer des désirs et des passions perturbatrices
- Contrition: Dans un contexte religieux, c’est un état de profond regret et de repentir pour des fautes ou des péchés commis. C'est une forme de tristesse ou de chagrin moral causé par la prise de conscience de ses propres actions mauvaises ou offensantes.
- Patristique: La patristique est la discipline qui traite de la vie, de l'œuvre et de la doctrine des Pères de l'Église dans le christianisme primitif.
- Fin'amor (“amour courtois”): Notion littéraire et culturelle qui a émergé au Moyen Âge, principalement dans la poésie des troubadours occitans; conception raffinée et idéalisée de l'amour, caractérisée par des codes et des normes spécifiques. Il représente un amour idéalisé, noble et courtois, basé sur la vénération et l'admiration de la dame aimée, généralement platonique et non consommé sexuellement, mais il est marqué par un désir intense et une souffrance amoureuse. Les poèmes fin'amor décrivent souvent l'amant qui se prosterne devant la dame, lui rend hommage, chante sa beauté et sa vertu, exprime son désir et sa loyauté, et endure les tourments de l'amour non réciproque. La dame, quant à elle, est souvent représentée comme une figure inaccessible, supérieure socialement à l'amant et souvent mariée à un autre homme.
- Le Cinquecento: période artistique et culturelle qui s'étend du début du XVIe siècle (1500) à la fin du XVIe siècle (1599) en Italie, signifie littéralement "cinq cents" en italien, faisant référence au XVIe siècle. Le Cinquecento a été marqué par un bouillonnement artistique et intellectuel, en particulier dans les domaines de la peinture, de la sculpture, de l'architecture et de la littérature. C'est une période de transition entre la Renaissance du Quattrocento et le maniérisme du XVIIe siècle, dominée par des artistes tels que Michel-Ange, Raphaël, Titien, Le Caravage et Parmigianino.
- Hétérodoxe: Être hétérodoxe signifie s'écarter des enseignements ou des dogmes considérés comme orthodoxes ou officiels par une autorité religieuse, philosophique ou sociale. Les hétérodoxes peuvent remettre en question les croyances ou les pratiques traditionnelles, proposer de nouvelles interprétations ou adopter des positions considérées comme non conventionnelles.
- Opaline: Type de verre, généralement transparent ou légèrement teinté, qui a été fabriqué à partir du XIXe siècle jusqu'au début du XXe siècle, caractérisé par son apparence laiteuse et translucide, qui lui donne un aspect doux et lumineux.
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