Il est rare qu’un homme politique ose les mots de bienveillance, de non violence, d’empathie, dans notre partie du monde. Qu’il se plonge dans les écrits de Matthieu Ricard, moine bouddhiste, ami du Dalai Lama, chantre de l’altruisme. Samir Frangié lisait ‘Plaidoyer pour l’altruisme’ et s’intéressait également aux neurosciences. La neuroplasticité du cerveau le fascinait. Et à partir du moment où l’on embrasse celle-ci, l’on sait que le champ des possibles est vaste. C’était cela la force de Samir Frangié, élargir le champ des possibles. Ne pas condamner, ne pas se condamner ; regarder plus grand, plus loin. Autrement. Avec lucidité, certes ; mais aussi avec humour pour supporter l’insupportable et avec amour. Pour pouvoir voir autre chose. ‘Stira suka’ i.e. aisance et fermeté en sanskrit, le principe même du yoga avec l’ahimsa, la non violence. Dans ce sens, Samir était un yogi, il évoluait avec grâce sur ces registres qui permettent de rester en équilibre. Avec un brin de ce détachement qui permet une vision, large.
Visionnaire, Samir Frangié avait vu dans les Printemps arabes une nouvelle aube pour cette partie du monde, celle de ‘‘la redécouverte de la notion de personne humaine’’ selon sa propre expression. Le mot est sciemment chois i: ‘‘personne humaine’’ et non pas individu ; pour distinguer cela de l’individualisme. ’’La personne humaine’’ dans toute sa dignité et sa singularité par opposition à ‘‘la réduction de celle-ci au groupe, au parti, au chef - comme c’était le cas dans le monde arabe - qui s’arroge le droit de la représenter’’ alors qu’il ne la représente en rien. Confirmé dans son individualité, l’homme peut envisager échapper à la soumission et à la servitude volontaire. C’est ainsi que la jeunesse arabe éjecta les dictateurs ; Le Liban fut précurseur de ce mouvement de libération, sous l’impulsion notamment de Samir Frangié lui-même qui toujours prit les devants et ses responsabilités : de citoyen, de Libanais, d’homme, d’élu, d’intellectuel engagé, au sérieux. Mille fois sur le métier, il remit l’ouvrage.
Il savait la nécessité de l’action, juste, du mot juste - qu’il prenait tout le temps de formuler - et que le fruit de l’action ne nous appartient pas. Sa liberté venait sans doute de là et d’une action qui émane de l’intérieur, d’une conviction profonde. D’un ressenti expérientiel. Conjugaison du ressenti et de la pensée ; de la contemplation et de l’action. Samir Frangié ou une pensée en action. Une action en douceur, comme ses mots, comme sa voix. Il fallait se pencher pour l’entendre ; cela ne faisait qu’augmenter notre attention. Samir avait saisi la puissance de l’attention : à soi, aux autres, aux choses. La sienne était centrée sur le vivre ensemble et la paix, le Liban message, pour de vrai pas juste pour la formule. Le parcours pouvait être sinueux ou fluide, il avait un seul objectif. Seul ceux qui savent où ils vont, ne craignent pas les entorses, les pauses, les tâtonnements. Il savait le rythme de la vie, la nature ; il ne la forçait pas mais il restait en mouvement. Il ne fermait pas les portes, il ne tournait pas les talons. Il jouait le jeu, il négociait, il dialoguait.
Toute son histoire atteste de cet engagement : se mouiller et non seulement observer et critiquer. ‘‘La liberté c’est l’initiative’’ écrit la psychanalyste Julia Kristeva. Conscience et initiateur avec certains camarades de l’Appel de Beyrouth et de la Révolution du Cèdre, Samir Frangié, encourageait sans cesse la société civile à prendre l’initiative, à former des groupes de pression là ou elle le pouvait. Et même s’il n’était pas possible de savoir à l’ avance quand elle prendrait son essor, la création d’une dynamique est toujours restée son leitmotiv. ‘‘Une graine semée dans la société civile vaut mieux qu’un lamento ressassé à satiété’’ faisait-il remarquer. ‘‘Pour dire oui, tu dois suer et retrousser tes manches et plonger tes deux main dans la vie, jusqu’aux coudes. Il est facile de dire non, même si non signifie la mort’’, écrivait Anouilh
Au contraire de beaucoup d’intellectuels ou politiques, commentateurs à distance, Samir Frangié s’impliquait au plus près du terrain ; il osait la rencontre avec l’adversaire ou plutôt l’autre, car il n’avait pas vraiment d’adversité en lui. Il osait la confrontation non pas pour établir le rapport de forces ou pour avoir raison, mais dans le but de rapprocher. Il savait qu’il n’y avait pas d’autre issue. Il savait que le réel était plus fort que le virtuel ; que le rapport de personne à personne, en face à face était ce qui créait le lien, qu’il fallait oser la rencontre, avec tout ce qu’elle comporte de fragilité. Elle ne lui faisait pas peur. Sa curiosité intellectuelle et du genre humain, le maintenait en marche. Et celle-ci ne se limitait pas seulement au Liban mais au monde arabe. Samir Frangié, prince d’Orient, était taraudé par le legs de celui-ci. Les révolutions arabes étaient pour lui un phénomène immense, bien au-delà du politique. ‘‘C'est la première fois que le monde arabe a quelque chose à dire au reste de la planète, or les réactions au Liban montrent que nous, ici, ne sommes pas conscients de ce qui se passe’’, déplorait-il il y a quelques années, nous exhortant plutôt que de nous perdre dans moult considérations étroites, à ‘‘nous demander quelle pourrait être notre contribution dans ce nouvel ordre régional qui se profile’’. Son legs à lui en tous cas ne sera pas passé inaperçu ; il nous appartient de le perpétuer. De prendre nos responsabilités. Au revoir, Samir, nous chercherons à être présents.
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