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Décès du philosophe Paul Khoury : « Je ne crois pas au mot croire »

26/11/2021|Gisèle Kayata Eid

Un « vrai » philosophe et en plus de 90 ans ! Il y avait de quoi susciter quelques appréhensions chez moi. Que serait-ce alors quand on connait son parcours tout à fait inusité et pour le moins qu’on puisse dire déroutant ? Car ce monsieur qui a passé la moitié de sa vie comme séminariste puis responsable d’un diocèse, docteur en théologie avec une thèse sur Paul d’Antioche, spécialiste de la théologie islamo-chrétienne du 12ème au 18ème siècle, a viré complètement et graduellement pour abandonner le sacerdoce et devenir un agnostique pur et dur.

 

Son abord me tranquillise tout de suite. Affable, il m’attend gentiment sur le perron de l’immeuble où il habite avant de m’introduire dans son antre. Il me cède le passage. J’hésite un peu ne sachant pas où me diriger. Devant moi, de plein pied dans la porte d’entrée, des centaines de livres. Ils jonchent le sol, les murs, les tables, les livres débordent de partout. D’un geste accueillant il poursuit : « allez-y, allez-y ». Je m’efface légèrement, lui demandant de m’indiquer le chemin. Il insiste : « c’est là, il n’y a pas d’autre pièce, je vous suis. » Je fais un autre pas pour me retrouver dans un autre dépôt de livres mais celui-ci dégagé en son centre pour faire place à un lit, sorte d’îlot qui fait face à un fauteuil unique. Je n’en crois pas mes yeux. Les livres coulent quasiment du plafond et sortent du parterre tant ils sont omniprésents. On ne voit qu’eux et c’est au bout de quelques incursions de mon regard, au fil de la conversation, que je découvre qu’il y a là aussi un vieil appareil de télévision, un ordinateur face à une chaise, quelques photos éparses et encore et toujours des livres sur des étagères en diagonale, l’une par-dessus l’autre... 

Je commence à redouter le calibre d’intellectuel que j’ai devant moi, mais ce n’est rien, face à ce que je découvrirai au cours d’un entretien enthousiaste, décidé, animé que ce grand penseur a bien voulu m’accorder, avec beaucoup de simplicité.  

 

La rigueur de la pensée me surprend aussitôt, tout autant que la cohérence du raisonnement, l’érudition. C’est surtout l’implacabilité du personnage face à ses convictions et l’extrême humilité de celui qui me répondra plus d’une vingtaine de fois : « je n’en sais rien » qui me désarçonne. J’aurais beau vouloir le coincer avec un regret, de ne pas s’être marié, de n’avoir pas d’enfant, j’aurais essayé de lui faire supposer un autre chemin, d’autres hypothèses de réflexion, de lui soumettre d’autres expériences à commenter… Il restera intransigeant : tant qu’il n’a pas pu prouver, vivre, expérimenter ce qu’il ne connaît pas, il n’en saura rien, ne se prononcera sur rien, ne s’aventurera sur rien.  Et s’il ne croit pas, il sait par contre bien pourquoi : parce qu’il ne sait pas pourquoi il devrait croire. 

Et c’est ainsi a contrario que se déroulera notre conversation à laquelle il se prêtera en toute clarté, comme le sont ses idées que je reproduis dans l’intégralité pour pouvoir cerner la vieillesse de ce personnage tout à fait atypique. 

 

 

 

Comment arrivez-vous à vivre, ainsi englouti par tous ces livres ? 

Je me repose ici. Ce sont tous les livres qui m’ont accompagné. C’est ma vie. Je travaille sur l’ordinateur, ici et dans la pièce à côté. 

 

Vous travaillez depuis longtemps sur l’ordinateur ?

Depuis le début. J’ai essayé de suivre. Mais je suis resté à un certain niveau, choix de caractère, sauvegarde.

 

Curieuse de savoir comment on ne peut vivre que de livres je lui demande : 

 

Qui s’occupe de vous ?

Je m’occupe de moi-même, je fais la cuisine, je prends ma douche. La domestique de ma sœur qui vit là-haut vient une fois par mois...

 

Quand vous regardez votre vie parmi tous ses livres… Qu’est-ce que vous en gardez ?

 

Il rit :

 

J’écris actuellement un livre que j’ai appelé « Le jeu de la vie ». On joue sa vie.Pratiquement L’enfant depuis son enfance est pris en charge par la société. Il n’est pas lui-même, il est façonné, formaté selon la famille, la culture de ses géniteurs, selon le milieu familial, ainé ou pas, unique ou pas. Il est, au point de départ, une masse à former, à formater, plein de préjugés : il faut faire ceci ou cela. Il reçoit tout ça Il ne peut rien faire par lui-même. Il est obligé de compter sur les autres pour survivre.

 

Mais n’évoluons-nous pas par la suite ?

Pas tous.On reste pour la plupart comme on était quand on était enfant. J’en prends pour preuve l’ensemble du peuple qui suit ce que dit le leader politique, le patriarche, l’évêque… Ils ne pensent pas par eux-mêmes, ils ont été formatés pour penser comme cela. C’est plus sécurisant.

 

Vous réagissez à tout ce qui vous a choqué ?

J’exprime ce qui arrive à beaucoup de gens. Le besoin de se débarrasser de cette charge de préjugés dans laquelle on les a enfermés, ligotés.

 

Vous en êtes-vous débarrassés ?

Je ne prétends pas m’être débarrassé de tous mes préjugés. Ce serait une illusion. Mais j’essaie de toutes mes forces de laisser tomber tout cela. Je ne sais pas si ce n’est pas une illusion de croire que je m’en débarrasse.

 

Il fallait que je comprenne de sa bouche, comment il était en arrivé là :

 

J’ai été ordonné prêtre. Mais avant, à l’âge de 10 ans, j’ai été au séminaire de Jérusalem pendant 9 ans, sans voir mes parents. Parce qu’ils ne pouvaient se déplacer. Depuis la 7ème jusqu’en classe de seconde, on nous permettait d’aller deux mois pour voir nos parents en vacances puis il fallait revenir pour deux ans encore. Une dame m’avait dit : « cette façon d’agir autrefois dans le séminaire est une machine à fabriquer des orphelins. » Avoir à 10 ans, des prêtres, des religieux qui s’occupent de vous, qui vous enseignent quoi dire ou quoi faire… 

 

Cela vous révolte quand vous y pensez ?

Je suis reconnaissant de cette période, parce que sans cela je n’aurais pas eu les moyens d’apprendre. 

 

Et du point de vue formation de la personnalité ?

On nous préparait au sacerdoce. Voilà. Et si jamais quelqu’un durant le processus ne paraissait pas fait pour cela, ils le renvoyaient… En classe de seconde, c’est-à-dire avant de passer du petit au grand séminaire, pour faire deux ans de philo et quatre de théologie, ils ont hésité. Ils voyaient que je n’avais pas tout à fait le profil. On m’a mis en demeure de prendre une décision. J’ai réfléchi. La question ne se posait pas pour moi. Pourquoi je ne resterai pas ? J’ai suivi le mouvement. Alors, ils se sont mis à me travailler. J’ai été ordonné à l’âge de 23 ans. En 1944. Une fois prêtre, on est envoyé dans son diocèse. Le mien était Tyr où l’évêque avait créé une école épiscopale. Il y avait deux prêtres salvatoriens qui m’ont dit que j’allais enseigner telle et telle matière dans les petites classes. Mais je n’ai pas pu y rester. J’ai eu un drame dans la famille. Mon père est mort brutalement, écrasé par un camion britannique, c’était durant la guerre. J’ai dû subvenir aux besoins de la famille. Alors j’ai pratiqué, j’étais très convaincu et je m’acquittais de mes obligations... Sans me poser de questions sur la foi. Je continuais dans ma formation. Je traduisais des textes mystiques, les hymnes liturgiques. J’étais très lancé dans cela. Mais petit à petit j’ai vu que le traitement auquel j’étais soumis avec mes camarades n’était pas ce que j’imaginais.  Et petit à petit je suis arrivé à me poser des questions, mais sans savoir pourquoi.  J’ai eu l’idée de préparer une licence.Pourquoi arrêter mes études ? J’adorais apprendre.  C’était mon dada.  Je me suis donc inscrit à l’École des lettres pour faire ma philosophie.  En première année de propédeutique (année de préparation à toutes les sciences humaines,) j’avais des œuvres littéraires à lire, dont Rabelais. Il m’a ouvert les yeux. J’ai pris conscience de la nécessité de la liberté de pensée.  A partir de là, j’ai lu Camus, Sartre.   C’est un cheminement intérieur. Je ne me laissais plus manipuler. J’ai terminé ma licence en prenant mes distances avec l’institution à laquelle j’appartenais.J’accomplissais mon devoir de professeur de littérature, de grec, de latin, de mathématique.  Mais c’est tout. Puis j’ai laissé tomber le diocèse. Il ne pouvait pas me laisser m’occuper de la famille que mon père m’avait léguée. J’ai alors enseigné au séminaire de Harissa.

 

Ses idées se suivent, fluides, cohérentes. Il ne cherche aucun mot, ni souvenir. Il a certes un don de conteur.   

 

Quand avez-vous quitté le sacerdoce ?

Cela s’est passé très graduellement. Par exemple, j’avais commencé à ne plus faire la messe autre que dans ma chambre. Je me disais que ce n’est pas ma charge. Je détestais ce qu’on appelle les honoraires de messe qu’on m’offrait. Je les envoyais à mon professeur, missionnaire en Afrique. Au début, je faisais comme tout le monde. Puis j’ai laissé tomber.Je mettais une petite assiette, un verre d’eau et je faisais ma messe.

 

De quand date la grande rupture ?

Il n’y a pas eu de rupture. Mais l’affaire de la revue Afaq. C’est moi qui ai eu l’idée de la créer avec Grégoire Haddad alors évêque de Beyrouth. Nous étions de grands amis.  Nous travaillons parfois ensemble.  Or une fois alors que nous étions invités chez le père Jérôme Chahine (chouérite, donc moine) à la procure de Beyrouth, à Achrafieh, en attendant les invités et en préparant le repas, j’ai dis à Jérôme que la revue de la paroisse était très bien pour l’archevêché.  Qu’elle pouvait convenir aux fidèles, aux curés, mais qu’il y avait 30 000 étudiants à l’Université libanaise, 30 000 autres à l’Université arabe et 100 000 autres étudiants qui s’en fichent de ce que l’on raconte dans cette revue.  Il faudrait faire une revue pour les jeunes, aller dans le sens de leurs idées pour travailler ensemble.  Lui qui pensait quitter l’ordre avait déjà l’esprit du journalisme. Il a tout de suite alerté Grégoire qui a accepté.  Lui seul pouvait trouver un sponsor, pour payer les frais à titre d’essai pendant une année. On s’est dit « puisqu’on a une année, on va tout dire. » J’ai fais le plan des idées pour le premier article, les buts et objectifs de la revue… Et on a signé tous les deux. Ça a fait un scandale. On avait des idées tout à fait opposées à celle des curés, des évêques. Nous étions les adversaires, les exclus à massacrer, à anéantir. J’étais en deuxième ligne après Grégoire.

 

Durant combien de temps ?

Pendant un an et demi, à raison d’un article par mois. C’était les plus venimeux. Un changement de cap. En tant que prof de philo, je ne montrais rien de ce que je pensais.  Mais les bonnes sœurs et les révérends pères de l’Université St Esprit de Kaslik m’ont mis à la porte au bout de deux ans (alors que j’étais engagé pour un programme de quatre ans).  Les sœurs des Saints Cœurs d’Achrafieh, de Zahlé, de Jounieh. m’ont aussi mis à la porte,  sous la pression des Jésuites, du clergé, du patriarche...

 

Comment avez-vous vécu cet échec ?

On m’avait coupé les vivres. On m’avait condamné à mort. C’était la guerre. Je suis allé alors au Canada pour essayer de trouver quelque chose. Mon frère y était médecin-chirurgien. Mais pas de place pour les enseignants là.  Je suis reparti au bout d’un an chez un autre frère en Allemagne, professeur à l’université qui m’a trouvé une bourse de recherche. Beaucoup de grandes firmes ont un budget spécial pour la recherche.Pendant cinq ans, c’est ça qui m’a sauvé. J’ai lu, j’ai produit des livres.

 

Quand on est à ce point combattu, détruit, souvent c’est la foi qui nous aide à dépasser, mais vous, qu’est-ce qui vous a aidé à passer à travers cette épreuve, la raison ? 

A un moment donné, c’était ma première réaction, je me suis dis : « mais comment ont-ils fait pour en arriver là ? » Mais maintenant je me dis qu’ils ont peut-être une raison. Ils sont chargés d’âmes, ils ont leurs brebis à mener, ils réagissent pour défendre leurs ouailles. Je les comprends. Ils ne peuvent pas scandaliser leur monde. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ils ont mélangé cette revue avec autre chose.  Cette revue n’était pas faite pour eux.

 

Vous n’avez pas fait une dépression ?

Non, non. 

 

Et si cela vous arrive maintenant… 

Je ne sais pas comment je réagirai.  Je ne peux pas prévoir. Mais je crois que je laisserai tout tomber. Cela m’est égal maintenant. J’accepte n’importe quoi, quelle que soit la situation.

 

Pourquoi dites-vous : « Ça m’est égal ».  Est-ce que parce vous avez pris de l’âge?  Vous tenez moins à vos idées ?

Je me dis : « c’est comme ça, je n’ai plus de place ici, je vais ailleurs. » 

 

On est toujours pareil ou bien le temps fait son chemin ?

Non on n’a pas la même vigueur, les mêmes ambitions, la même capacité de prévoir l’avenir.

 

Mais vous considérez que vous avez réussi malgré tout ?

Je ne sais pas du tout.  J’ai fais mon chemin. Je ne sais pas si c’est une réussite. Je n’ai pas évalué.

 

Et si c’était à refaire ?

Je ne sais pas justement.  Cette question ne peut pas être posée.  Parce qu’on ne peut pas savoir à l’avance.  On m’a souvent fait l’hypothèse, « vous êtes prêtre célibataire, mais si vous étiez marié ». Je ne peux pas le savoir.  Est-ce que j’aurais été capable d’assurer une femme et une famille ?  Je ne sais pas. 

 

Cela ne vous a pas manqué à un moment de votre vie ?

Quand on va au séminaire à 10 ans et qu’on y reste durant 13 ans on ne pense pas à grand-chose. On a choisi pour moi.  Ce n’est pas moi qui ai choisi.  Nous étions 12 enfants.  Un frère prêtre, une sœur religieuse.   Mon père avait été à Jérusalem, là où j’étais, mais son grand père l’avait sorti parce qu’il était le seul mâle de la famille et cela lui est resté.  Alors quand il m’a eu, il m’a envoyé là où il est allé lui-même. 

 

Et depuis Afaq, dans la soixantaine, votre philosophie de la vie a-t-elle évolué ?

Oui c’est fini.  A ce moment-là, c’est fini. J’ai approfondi ma pensée, mais toujours dans la même ligne. 

 

On change dans sa façon de pensée en général ?

Il y en a beaucoup qui changent, qui s’adaptent.  Moi je n’ai pas la faculté de m’adapter.  Je suis comme cela. Je pense que c’est comme ça.  Si je suis convaincu, je le fais.

 

Son vécu est si intéressant qu’il me semble être en contradiction avec ce qu’il semble vivre actuellement, noyé dans ses livres.   

 

Actuellement qu’est-ce qui vous donne le tonus pour vous lever le matin ?

On ne peut pas parler de tonus.  Il me faut du temps pour que mes muscles reprennent.

 

Mais êtes-vous enthousiaste ? 

Je ne peux pas me hâter. Je suis précipité quand j’ai une idée.  Quand j’ai quelque chose à faire, je le fais.   

 

Faites-vous du sport ?

Les muscles ne supportent pas.  Je fais quelques pas, c’est tout, aller jeter les ordures dehors, par exemple.   

 

Ca vous manque ce corps qui faiblit ?

Je suis détaché.  On se détache au fur et à mesure.  Pas simplement de ses illusions, mais aussi de soi-même. On se dit finalement « qu’est-ce que je suis ? » Une vapeur, une fumée.

 

Le fait d’être une vapeur vous laisse l’envie de vous lever, d’aller travailler sur votre ordinateur ?

Pas l’envie, mais c’est automatique.  Je ne sais rien faire d’autre. Je ne sais pas planter des tomates ou des oignons. Je n’ai rien appris comme métier à part ça.

 

Et quand vous pensez à la mort, elle ne vous fait pas peur ?  L’acceptez-vous ?

Non. Qu’elle vienne quand elle voudra. C’est normal.  Il faut passer par là. Il n’est pas question d’accepter ou pas.C’est douloureux, mais c’est la vie. La vie est faite pour mourir.

 

Comparativement à votre ami Grégoire Haddad qui a la foi en une résurrection, en une autre vie, vous ne vous dites pas si je croyais, cela serait plus simple ?

Je ne crois pas au mot croire.  Ce mot fait inventer n’importe quoi après. Quand on laisse tomber le croire, on laisse tomber tout ce qui vient avec.

 

Ça ne laisse pas un vide quelque part ?

Non au contraire, je sais que je suis déjà un vide.  Tout l’univers c’est du vide comme pensent les taoïstes, les bouddhistes zen, les Japonais. La vie n’est qu’un rêve. Les psaumes, Job, l’Ecclésiaste le disaient : « qu’est l’homme ? Une fumée. » 

 

Pourtant vous continuez à être productif.

Parce que je me dis que cette irréalité est notre seule réalité. 

 

Vous en êtes convaincu

C’est trop dire. Mais je n’ai que ça sous la dent.

 

Quel regard jetez-vous sur les croyants ? 

C’est leur croyance. C’est ça qui les sécurise.

 

Et vous, n’avez-vous pas besoin de quelque chose qui vous sécurise ?

Peut-être que cette idée du néant me sécurise.

 

Qu’après la mort il n’y a rien ?

D’abord je ne sais pas… Comment savoir… Mais que voulez-vous qu’il y ait ?  Je vois ça, après je ne sais pas.

 

Quelle est la part du destin, de la chance dans la vie ? 

Non. Qu’est-ce que cela signifie ? Rien du tout. C’est un concours de circonstances favorable.  Je suis de l’avis de Spinoza. On croit qu’on est libre de choisir de faire quelque chose alors qu’on n’a pas conscience des causes qui nous ont déterminé à le faire.

 

Ce n’est pas encombrant d’être trop savant ?

Je ne le suis pas.  Ce sont les livres qui le sont. 

 

Vous êtes savant dans l’art de réfléchir.

-J’ai essayé de réfléchir de façon plus précise, plus logique, plus cohérente.Je ne sais pas si j’y suis parvenu. Je ne peux pas me juger.  Selon quel critère ? Personne ne possède ce critère.  Qui possède la vérité ?  Et quelle est la vérité ? C’est la plus grande des illusions. L’illusion absolue. Chacun pense selon ce qu’il est.

 

Prise dans la fureur de la pensée de mon interlocuteur, je perds la notion du dehors, du corps, des bisbilles quotidiennes.  Je plane au niveau de l’intellect pour pouvoir suivre mon philosophe et c’est avec difficulté que j’en redescends de temps en temps pour jeter un coup d’œil sur ma feuille de route afin de garder le cap sur mon propos.

 

Le temps vous a été complice ?

Maintenant, je ne sais pas quel jour nous sommes.  Les jours se ressemblent et recommencent.  Totalement.  Je ne sais pas quel jour de la semaine nous sommes.  Il faut qu’on me rappelle s’il y a un évènement.

 

Comme celui de votre table ronde autour de la troisième édition (chez l’Harmattan) de votre livre sur le dialogue religieux et le défi de la modernité ?

Ma table ronde ? Leur table ronde ! Ils m’ont utilisé.  Je suis un prétexte pour une réunion amicale.

 

Comment vivez-vous le temps qui s’écoule ?

Je coule avec et au fur et à mesure, je me délabre avec lui. 

 

Cela ne vous ennuie pas ?

Non, pourquoi voulez-vous ? C’est la vie.  La vie consiste à mourir petit à petit. 

 

Si vous devez qualifier votre approche des années qui passent, de la vieillesse…

S’il s’agit de moi, je ne me suis jamais posé la question.  C’est un sujet qui ne présente aucun intérêt pour moi. Au fur et à mesure, j’avance, je vis, je vivote.

 

Qu’est-ce qui fait que quelqu’un, un collègue, un parent vieillisse?

C’est normal.  Il y en a qui vieillissent corporellement, mais qui restent éveillés.  Il y a mille manières de vieillir.  Je ne peux pas résumer les milliers de cas de vieillissement. 

 

Est-ce que c’est le manque de projets ?

Moi je vieillis, pourtant j’ai des projets. 

 

En quoi vous vieillissez ?

Je n’ai plus le même élan physique.   Sans le dos qui tient devant l’ordinateur, sans les muscles, je me repose, puis je me remets au travail.  C’est une perte physique.  Il y a des choses qui se perdent.  La mémoire.Parfois ca revient tout seul. Il y a des mots qui s’en vont.  Il faut attendre, puis ils reviennent après.

 

C’est frustrant ? 

C’est éprouvant.  Parfois c’est difficile, je cherche un mot qui ne vient pas.  Il faut attendre le lendemain même. 

 

A quoi renonce-t-on avec l’âge ?

J’ai eu une vie banale. Une vie de professeur, de littérature, de français, de mathématiques, de latin, puis après de philosophie.  C’est une machine. Rien de passionnant. 

 

Qu’est-ce qui vous a stimulé ? 

La revue Afaq.  On a été combattu un, deux ans, mais on a tenu le coup.

 

Si vous aviez la force physique, et avec le recul de l’expérience, vous auriez revécu cela avec la même ardeur ?

Je ne peux pas savoir. Ce serait pure imagination cela n’a pas de sens.

 

Embobinée par sa pensée, je réagis pourtant : 

 

Mais vous savez pourtant en quoi vous croyez et ce qui vous stimule.

Oui mais pas plus. Pas l’hypothèse de ceci ou cela.  Actuellement on m’a proposé un projet, une revue el Akhâr (L’autre), fondée avec Adonis qui voudrait me faire une grande interview de plus de cent pages.Je leur ai dis, cela m’est égal, trouvez une personne. Il y a quelqu’un qui rédige un livre sur mes pensées.  Je lui ai fourni tous les matériaux, les textes importants… 

 

Qu’est-ce qui vous fait le plus plaisir ?

Rien de spécial, mon travail, mon ordinateur.

 

Qu’est-ce qui est sacré ?

Tous les être humains sont sacrés.

 

Je différencie le religieux du sacré.  Le religieux suppose une foi, une transcendance, toute une série d’imagination.Le sacré c’est quelque chose d’éminemment précieux

 

Pourquoi l’humain serait-il sacré ?

Parce que nous n’avons que ça, ça et tout l’univers.  Toutes les choses qui existent même si on croit souvent que ce sont des illusions, cela demeure notre seule réalité.  C’est donc la chose la plus précieuse. 

 

Dans votre vie, qu’est-ce qui est sacré ?  Vos yeux pour continuer votre travail ? 

Non. Non. Non.  Cela m’est égal. Je vais à mon ordinateur, machinalement. Si je ne peux pas travailler, je m’abstiens.  C’est mon travail.

 

La famille ?

Il y a des petits neveux. J’essaie de suivre leur développement. C’est merveilleux. Quand je suis en visite, je m’occupe des enfants, je ne reste pas avec les grands. Tous mes amis l’ont remarqué. On joue, on fait des dessins.C’est l’intelligence, l’innocence à l’état pur. Si tout le monde gardait cette sorte de transparence de l’enfance, se serait une merveille dans le monde.

 

Vous ne regrettez pas de ne pas avoir d’enfants ?

Je n’aurais pas pu être responsable d’une famille.

 

L’amour vous a manqué ?

Probablement.  Je trouve des gens très aimables, mais pas plus que ça.

 

Et votre solitude…

Je ne suis pas seul. Il y a tous mes compagnons.  (Il me montre tous ses livres, d’un geste large).  Ils sont agréables, tranquilles. 

 

En regardant vos petits neveux, comment percevez-vous le changement de mentalité qui s’opère dans le pays ? 

Le pays se dégrade complètement. Il est pris par un virus, peut-être mortel. C’est inimaginable. Je rêvais d’un autre Liban, avec la revue Afaq. Le seul moment dans l’histoire du Liban où quelqu’un voulait faire du pays un Etat, c’était à l’époque du Président Chéhab. Sinon, depuis c’est une ferme. Tous voulaient savoir quel est le pourcentage qui leur est réservé. C’est dégueulasse.

 

Comment voyez-vous les jeunes ?

Ils sont victimes.  Ils ont déjà dans les collèges, des professeurs qui les intoxiquent, qui sont endigués par des partis politiques.  La jeunesse est perdue.  Avant, les jeunes manifestaient, maintenant ils ont perdu leurs slogans.

 

Mais même au niveau de la laïcité que vous prôniez n’y a t-il pas eu des déceptions, notamment avec l’intégrisme musulman ?

Si on dit que dans la religion musulmane, la religion fait partie de la société, c’est la même chose chez les Chrétiens.  Quand les patriarches ont fait il y a deux jours leur réunion à Bkerké pour savoir quel quota donner aux maronites… les parts de la ferme, il m’a semblé que c’était un retour en arrière du point de vue confessionnalisme.  C’est une erreur des Chrétiens de dire « l’islam ».  Il n’y a pas un islam, mais des islams. Il y a le protestantisme, le catholicisme et chacun pense différemment. L’islam c’est pareil. Les catholiques ont le pape comme référence. Pour les musulmans il y a le Coran.  C’est un texte.  Interprétez-le comme vous voulez. Il y a autant d’islams que de Musulmans.Certains disent que les autres ne sont pas de vrais Musulmans. Il ne faut pas s’arrêter au mot.  Quand on parle de laïcité, elle n’est possible seulement que si on s’attache au fondement.  C’est la sécularisation.  C’est distinguer la foi, de la recherche de Dieu qui existe chez tout homme et que chacun exprime différemment.  Cela fait plusieurs religions.  Dans les systèmes on trouve des dogmes, il faut croire à ceci, à cela, faire des actes de culte pour vous rapprocher de Dieu…  On se moque de vous, telle autorité, le pape, le patriarche, évêque, curés… à n’en plus finir.  Dans l’islam c’est pareil.  C’est en relançant l’action dans le domaine social et politique, dans la vie ordinaire que la laïcité intervient.  Autrefois le peuple n’était pas savant, les ecclésiastiques avaient la culture. C’était l’époque du cléricalisme, l’ingérence de la religion dans le politique. C’est contre ça que milite la laïcisation. Si on ne passe pas par la démythisation, la démystification, la désacralisation…  C’est très long et combattu par le système.  Il y en a qui vivent du système.  Si on coupe leurs vivres, ils vont se battre.

 

Avez-vous fait d’autres deuils dans votre vie ?

Je me débarrasse petit à petit des illusions. C’est une libération et pas un deuil.

 

Le deuil c’est quand on est attaché à quelque chose et qu’on le perd.

Je ne vois pas dans mon expérience quelque chose comme cela. 

 

Vous vieillissez bien, vous êtes productif…

Productif ? Et encore ! À petit feu. 

 

Quel conseil donnerez-vous pour bien vieillir ?

Pour bien vieillir, il faut accepter les choses comme elles viennent. On ne peut pas changer le cours des choses, vous avez telle santé, telle capacité, adaptez-vous. Faites avec.  Il ne faut pas chercher à faire plus qu’on ne peut.

 

Quel est l’apport des autres ?

Avec la vieillesse, il n’y a plus les mêmes engagements sociaux. Mais j’ai mes compagnons et quelques personnes qui viennent me consulter, demander quelque chose, ça me suffit.

 

Ca vous suffit ?

Oui.Je sais que je ne peux pas demander davantage.

 

Avez-vous toujours été aussi conciliant ?

A peu près.  Quelque fois cela ne collait pas.  Quand cela ne réussissait, eh bien, c’était tant pis !

 

Vous pensez être serein ? 

Je crois. Je ne suis pas batailleur.

 

Vous êtes donc en paix ?

Je ne sais pas ce que je suis. C’est une erreur de croire qu’on se connaît. C’est une des illusions les plus profondes.

 

Dans l’impossibilité de le cerner, je m’exclame : 

 

On ne sait rien, on ne peut rien, on ne croit rien…  Comment faire, quel est le sens alors de la vie ?

Faire son travail.  Moi j’écris sur mon ordinateur, d’autres font autre chose.

 

Pour que le cosmos aille où ?

Qui sait ? Il y a une chose qu’on connaît : finalement on va sous terre pour la plupart du temps… ou jeté à la mer… ça n’a aucune importance.

 

Votre famille partage-t-elle vos idées ?

Non. Pas du tout.  Je suis une exception. Ils me qualifient comme quelqu’un qui a des idées étranges, avec qui on ne peut pas discuter, on n’est pas sur la même longueur d’ondes. 

 

Ça vous isole ?

Pas sur le plan affectif, la famille reste la famille.  Mais intellectuellement, évidemment.  Ils n’ont pas fait le même parcours que moi.  Mon frère « allemand » (Adel Khoury),  prof d’université, pense tout autrement que moi.  Il est prof d’histoire des religions… Il me montre tout ce qu’il écrit. Quand il publie une collection, il demande ma contribution.C’est une coopération scientifique pure.Personne n’essaie de convaincre l’autre.   Jamais, pas possible. Lui croit au miracle. Très bien. Je n’y crois pas. 

 

Si vous deviez revivre une période ce serait laquelle ?

Ma réponse n’aurait aucun sens. Je ne voudrais pas revivre. C’est une imagination pure.

 

On n’a pas le droit d’imaginer ?

Si, il y en a qui tiennent comme du solide.

 

Quelle est la période qui ressemble le plus à Paul Khoury, à partir de votre vécu ?

Il n’y a pas de période privilégiée. Sauf quand j’ai obtenu une subvention, avec 1500 livres à ma disposition, des fiches, une machine à écrire.   J’ai sorti cinq livres.  Je me suis trouvé dans mon élément. 

 

Que direz-vous à votre petit neveu sur l’art de bien vivre ?

Je vais lui demander ce qu’il aime faire.  J’en ai un qui lit tout ce qu’il trouve.  Il rentre en 3ème.  C’est une merveille. Parfait.   Mon conseil, c’est d’être soi-même et foncer, donner le maximum que l’on peut.

 

Dans quel but ? 

Devenir soi-même, s’accomplir. Il faut agir. 

 

Mais vous vous êtes accompli, vous savez donc que vous avez réussi. 

Réussir ou pas, c’est apporter un jugement.  Moi je ne sais pas.  Je ne sais pas quelle est la valeur de ce que j’ai accompli.

 

L’entrevue peut durer longtemps.  Mais je crains de le retenir plus longtemps.  Je lui prends des photos et les lui montre pour qu’il en choisisse une. Mais cela lui est égal s’il est bien ou non dans la photo.  Quoiqu’il me raconte qu’on lui a pris dernièrement des clichés qui ne lui ressemblent pas.  Il rit.  Il se prête au jeu gentiment. 

 

Vous avez bon caractère ?

Je crois. Je ne sais pas.

 

Vous n’avez aucune certitude. Est-ce parce que vous êtes philosophe ?

Devant deux propositions laquelle semble vraie ?… 

 

Ce n’est pas fatiguant d’être toujours dans le doute ?

Non c’est tranquille de ne pas savoir. La plupart du temps les gens qui ont un rôle dans la société et qui doivent trouver quelque chose pensent qu’ils doivent trancher.  Ils disent n’importe quoi, croyant savoir.  Mais dites tout simplement « je ne sais pas ». 

 

Il faut de l’humilité pour ça.

Non, ils perdraient leur situation sociale.  Il faut de la vérité.

 

Avez-vous hésité pour faire de la philosophie ?

Je voulais faire des mathématiques, mais je n’ai pas eu l’occasion d’étudier à fond. Je me suis lancé en philo j’ai été obligé par les circonstances à faire de l’orientalisme et de la philosophie. On m’a appris à faire de la philosophie au séminaire.  C’est plus commode.  Il faut juste réfléchir sans s’embarrasser de moyens externes, instruments de laboratoire ou autres outils.

 

Que lisez-vous pour vous détendre ?

La même chose.  De la philosophie.  Je lis Bergson actuellement.

 

En définitif, vous considérez-vous être un homme heureux ?

Je ne sais vraiment pas ce que veut dire être heureux.

 

Être satisfait, se sentir bien…

Au contraire, j’ai fais un livre entier sur la déception, pour dire qu’on ne peut jamais être satisfait.   Cela devait être ma thèse de doctorat.  Je ne l’ai pas présentée, mais le livre était là. 

 

Pourquoi vous ne l’avez pas présentée ? 

J’ai fais une thèse de doctorat en orientalisme et le doctorat ne m’a pas servi à grand chose. J’ai enseigné à l’université et on m’a chassé; donc à quoi ça sert ?  Je n’ai pas fait une thèse de doctorat en philosophie.   Maintenant c’est trop tard pour faire de nouveaux projets et revivre. 

 

Quelle théorie développez-vous dans ce livre sur la déception ? 

Il s’intitule : « Le fait et le sens, esquisse d’une philosophie de la déception ».  Quand on attend quelque chose, un projet ou autre, ou on attend de posséder quelque chose ou de rencontrer une personne ou être reconnu par cette personne, parfois on ne réussit pas. C’est l’échec.  On change les moyens.  On essaie à nouveau.  Cela c’est une forme de  déception, mais ça, c’est facile.  Mais quand on veut gouverner, diriger, rencontrer quelqu’un et qu’on réussit à le faire… Après, on se dit : « ce n’est que ça ? »  Quand on réussit, c’est là qu’on se rend compte qu’on s’attendait à autre chose encore.  C’est ça la déception. C’est inévitable.   On cherche toujours quelque chose d’absolu, un idéal.  Mais l’idéal ne peut jamais être atteint. 

 

Avez-vous souvent des déceptions dans ce sens ?   

Je vis des déceptions tout le temps.  Il y a trois manières de survivre à une déception.  Soit on désespère et on sort du jeu, soit on espère encore, soit on se laisse mourir d’ennui, on se divertit.  Molière avait fait dire à Oronte dans le Misanthrope : « Belle Philis, on désespère alors qu’on espère toujours ».  Ici, ou bien on veut changer le monde on améliore, on change de technique, on fait mieux, d’un vélo on passe à l’auto. Un mieux se fait toujours mais sans fin, on ne s’arrête jamais.  Ou on veut changer non pas le monde, mais de monde.  Ce sont les mystiques, les religieux. C’est l’expérience chrétienne.« Cette vie n’a aucun sens, on passe cette vie pour gagner l’autre. » La troisième manière, c’est accepter les choses comme elles viennent.  Ce sont les trois façons qu’on retrouve chez les maitres de sagesse grecs : Le stoïcisme : « Je ne peux pas changer le cours du monde, je change mes désirs ». L’épicurisme qui se contente du minimum de plaisir de la vie, un peu d’eau, un peu de pain et quelques amis. Ça suffit. Et enfin le pyrrhonisme.  J’accepte les choses comme elles viennent, puisque je ne peux rien changer.  Mais qui peut dire ça c’est vrai, ça non ?  Qui possède les critères du bien, qui possède le bien, l’idéal en général pour juger dans l’absolu du vrai ou du mal ? Qui possède la vérité ? C’est se leurrer. Quand on croit savoir on est dans l’illusion la plus totale.

 

Il faut du moins avoir conscience de soi-même, être philosophe sur les bords.Il y en a qui ne prennent pas le temps de se rendre compte qu’ils sont déçus. 

Tout le monde est un peu philosophe à la base, mais tout le monde n’a pas le temps de réfléchir. Celui qui a travaillé toute la journée, qui arrive esquinté chez lui, qui veut manger et se reposer n’a pas le temps de réfléchir.  Mais celui qui a le temps se demande à quoi ça rime.   L’empereur Auguste parvenu jusqu’au faîte aspire à descendre.  Il n’est pas satisfait, il est empereur, mais insatisfait.C’est ennuyeux pour lui. 

 

Vous êtes donc tout le temps déçu ?

Tout le temps. Je sais que je ne me suis pas accompli en tant qu’être humain.  Je n’ai pas réalisé toute l’humanité en moi que j’aurais aimé faire. 

 

Aviez-vous jamais pensé que vous pouviez le faire ?

Tout le monde cherche à le faire, mais tout le monde se heurte a ça.  Et quand il reprend conscience, il trouve qu’il est loin d’avoir réalisé l’humanité en lui. 

 

C’est quoi réaliser l’humanité en soi ? 

Je ne sais pas justement, parce qu’on ne l’a pas réalisée.  C’est quoi la justice ?  On croit ce que l’on a appris, d’après ce qu’on a appris, d’après les textes de lois.Mais les lois changent.  Elles comprennent dans leurs textes quelque chose qui permettent de contrevenir à la loi.  Si on fait attention, si on est très habile, on trouvera ça. 

 

Écouter et discuter avec ce philosophe est sans fin. Il pleuvait doucement cette fin d’automne en montagne.  De sa fenêtre ouverte sur le rez-de chaussée, on entendait un doux clapotis sur les feuilles et sur la chaussée tout près. J’étais accrochée à ses paroles, ses idées. Tout était plausible, raisonnable.  Mais l’heure tournait.     

 

Quand je vais quitter vous allez faire quoi ?

Je vais monter chez ma sœur au 4eme… Ils m’ont appelé pour un petit café. 

 

Il semble n’avoir ni passé, ni futur. Il est là dans la plénitude de la présence. Il n’a pas de regret, pas d’attente.  Tout est illusion et il ne sait même pas s’il n’est pas dans l’illusion d’être satisfait.Le temps ne semble pas être passé sur lui.

 

Et cette égale attitude devant tout, par rapport à tout, face à tous me laissa un quelque peu troublée.  J’étais ébranlée par le grandiose de la pensée humaine.  Comment pouvait-elle, à elle seule pratiquement, nourrir un homme, lui donner envie de se lever le matin, de prendre sa plume, de continuer à chercher, à prouver, à expliquer, à essayer de comprendre.  Combien la pensée pouvait-elle être si profonde, si intense, pour nourrir une vie entière : « je ne sais faire que cela » qu’il répètera.J’étais ébranlée par la petitesse de nos sentiments, nos sensations qui semblaient ici être gommés par le cerveau, véritable maître de tout notre être.

 

J’étais aussi ébranlée dans mes convictions.  J’aurais pu penser que c’est la foi en Dieu ou en quelque chose qui motive, qui donne le goût de continuer, d’avancer.  Mais ne croire en rien et persévérer avec cette assiduité me laissaient perplexe. Ne croire en rien.   Être juste là pour remplir ce qu’on a à faire.  Pour que le cosmos tourne.  Sans raison. Sans finalité…

 

J’avais hâte à ressortir voir la vie qui bouge, qui respire, qui appelle, qui klaxonne, qui promène le chien… Je voulais échapper au vide qui entourait ce cerveau bouillonnant mais restreint à cette unique fonction, sans but que d’exister pour exister.  J’avais besoin de croire à demain, me rappeler hier, espérer… quoi, je ne savais plus… peut-être ne pas être juste un produit de l’instant sans illusion qui sous-tende mes efforts, mes désirs, mes projets… J’avais besoin de croire que son témoignage allait porter fruit.

 

 

 

 

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