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BEYROUTH BY DAY: Basta

14/04/2021|Tania Hadjithomas Mehanna

Les conducteurs distraits empruntant régulièrement le pont métallique vert indigeste qui scinde le quartier en deux ne prennent généralement pas le temps de s’attarder sur ce qui était un des symboles du Beyrouth de la convivialité. Et pourtant, le quartier de Basta mérite que l’on s’y arrête longuement. Tant pour ses ruelles du bas qui serpentent à l’infini que pour ses artères du haut qui abritent autant d’immeubles modernes et surpeuplés que de vieilles maisons centenaires. Basta est un quartier à découvrir pour qui veut bien prendre la peine de descendre et puis de monter ou l’inverse et feindred’ignorer cet horrible pont « provisoire à la libanaise ». Construit en 1979 pour dégorger les rues, il fait hurler les riverains tant parce qu’il dérobe au regard la belle mosquée construite en 1865 que parce qu’il oblige tout un quartier à choisir son camp : celui du bas ou celui du haut. 

 

La partie basse de la colline est celle mentionnée dans les guides touristiques comme recelant de véritables souks d’antiquités qui ont rendu célèbre le quartier. Basta veut dire bassata littéralement « étaler la marchandise par terre pour la vendre ». L’appellation vient du temps où, au début du XIXe siècle, les étals étaient à un mètre du sol ce qui obligeait les commerçants à s’accroupir. Les tapis se déploient, les meubles s’exposent, les cuivres brillent au soleil et les lustres s’agitent. Les différents styles d’ameublement s’entassent dans des couloirs cavernes attendant les touristes ou les dames du monde qui s’y donnent rendez-vous pour saisir l’objet rare et précieux qui manque à leur collection. 

 

Mohammed Ali Charafeddine est souriant. Assis derrière une barrière de livres qui l’isolent dans une bulle bienfaisante, il aime visiblement son métier de libraire. « Je vends des livres depuis 1968. Avant, j’étais à Azarié. J’ai un tas de titres anciens principalement en arabe mais aussi en français et en anglais et je viens d’acheter l’histoire des ministres irakiens. Ça vous intéresse ? Je me procure les livres chez des particuliers. Il y a beaucoup d’offres et peu de demandes. J’ai neuf enfants et j’ai constitué une bibliothèque à un de mes fils qui montrait des aptitudes certaines. Je lui ai réuni 3500 titres parmi les plus importants et les plus rares. Avant même que j’aie pu les lui offrir, il s’est enrôlé dans une milice. Et je me retrouve avec ses livres sur les bras. »

 

L’agitation qui secoue les hauteurs est impressionnante vue d’en bas. Sur la colline, Basta el Faouka est comme une ruche bourdonnante où des centaines d’immeubles « modernes » de dix étages jouxtent, dans un désordre qui n’a rien de savant, vieilles maisons délabrées, boutiques, et cafés pittoresques. Les larges avenues résonnent de klaxons assourdissants, les gens vont et viennent dans un mouvement ininterrompu comme mus par autant d’urgences quotidiennes, les voitures se suivent comme une grande caravane infernale, les fils électriques s’emmêlent à qui mieux mieux dans une débauche indécente et la surprise est grande de se retrouver soudain comme au détour du temps dans une des ruelles piétonnes. Ces impasses aux nombreux lacets abritent, comme un trésor caché, des dizaines de maisons construites bien avant le siècle. Les habitants de ces îlots préservés, propriétaires pour la plupart, restaurent un peu à leur manière leurs maisons centenaires et souvent le confort prime l’histoire. Mais qu’importe ! Grâce à l’amour et à l’attachement que ces gens éprouvent pour leur quartier, une certaine sérénité habite ces lieux imprégnés du passé et l’histoire côtoie étrangement une urbanisation sauvage dans Basta la haute. 

 

L’esprit de Basta se rencontre dans les cafés indispensables au quotidien de la ville. Dans la chaleur des braises des narguilés, la moiteur lourde, l’opacité des fumées de cigarettes, les hommes tapent le carton, lancent les dés et misent sur les chevaux. Même si l’ambiance est là, une certaine tension prévaut et les conversations sont rares. La situation politique pèse sur le cœur des hommes de Basta qui refusent de s’étendre sur leurs angoisses mais leurs yeux s’animent quand ils évoquent le passé. Ils répètent à qui veut l’entendre qu’hier Basta était un beau quartier, fier et orgueilleux. Les abaday, ces fiers à bras, lui conféraient, du haut de leur tarbouche, tout un prestige aujourd’hui disparu. L’honneur n’était pas un vain mot et jurer sur sa moustache faisait figure de pacte ad vitam. Ces Robin des villes qui aidaient les plus démunis s’appelaient Hajj Saїd Hamad et Abou Taleb el Naamani et leurs noms résonnent encore sur les murs défraîchis des cafés enfumés.

 

« Kan ya ma kan, ya moustami’i al kalam », c’est par ces mots que le hakawati, le conteur arabe, transportait son auditoire dans un autre temps. Un des vieux cafés de Basta, transformé en salle de billards, a longtemps gardé, comme des reliques, les habits du conteur qui a cessé d’exercer son art vers la fin des années 50. Enjolivées, agrémentées de toutes sortes de fioritures, les prouesses de tel ou tel héros populaire se poursuivaient des nuits et des mois durant. Le conteur, possédé par son histoire, à grand renfort de gestes, de mimiques, d’interruptions haletantes, faisait vibrer son auditoire. Sa voix, savamment étudiée, tour à tour grondante, caressante, rugissante revêtait les accents multiples des différentes tribus qui se combattaient. Les passions se déchaînaient alors, les cœurs s’enflammaient, les avis se partageaient. Les groupes se scindaient et l’assistance tout entière devenait partie intégrante d’une histoire qui, d’un coup de canne ou d’épée, se transformait en vérité indiscutable. Le héros en fuite, la belle qui l’attendait, le calife qui envoyait son armée à la poursuite du fugitif… les camps se constituaient. Certains encourageaient le héros, d’autres réclamaient la mort du captif et, devant la fièvre communicative qui faisait vibrer ces hommes, comme indifférent aux mouvements grondants de la foule agglutinée et dévorante, le conteur, seul maître à bord de cette houle qu’il avait créée, prononçait les mots fatidiques : « A demain, si Dieu nous prête vie. » 

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