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Aunohr et l’Opprimé, en lutte contre la violence

21/07/2022|Héloïse Uberti

Qu’est-ce que c’est, le théâtre de l’Opprimé ?

Augusto voyait le théâtre comme un moyen d’interagir et de réfléchir ensemble pour réorganiser la société, et pour aider les peuples à sortir de l’oppression. Au Brésil, puis en Argentine, il a expérimenté de nombreuses formes de théâtre, participatives et éducatives. C’était un contestataire, le régime a fini par voir son travail d’un mauvais œil, et il a dû fuir l’Amérique du Sud pour l’Europe. En arrivant au Portugal, puis en France, il découvre la vie en démocratie, et observe de nouvelles oppressions, évidemment très différentes de celles subies en dictatures, mais bien réelles également. Il poursuit son travail à Paris et crée le théâtre de l’Opprimé, qui fait de la scène un outil interactif de communication pour résoudre des conflits. Aujourd’hui, je suis très fier d’être à la tête de ce théâtre et de la trentaine de personnes qui y travaillent.

 

Parlez-nous de cette méthode créée par Augusto Boal pour lutter contre les oppressions ?

L’objectif est d’utiliser la scène pour parler des conflits sociaux et politiques, et de donner la parole à ceux qui sont opprimés ou marginalisés par les différents pouvoirs politiques, quels qu’ils soient. De manière interactive, on cherche ensemble, comédiens et spectateurs, à trouver des solutions pour répondre à l’oppression et transformer la société. La méthode du “théâtre-forum” est aujourd’hui la plus répandue et la plus utilisée par les adeptes du théâtre de l’Opprimé. À la fin d’une scène d’oppression jouée par les comédiens, les spectateurs sont invités à intervenir, à réagir, à prendre la parole, pour envisager des alternatives au dénouement de la scène. 

 

Avec le temps, et selon les lieux, la méthode s’est adaptée. En Amérique du Sud, Augusto était confronté à des situations extrêmement différentes de celles que nous vivons aujourd’hui, en France, en Italie ou au Liban. Sa conception du monde était assez manichéenne : d’un côté les oppresseurs – l’armée, les pouvoirs politiques – et de l’autre les opprimés – les intellectuels, les artistes etc. C’était comme ça que l’on voyait les choses en Amérique du Sud. En arrivant en Europe, il s’est intéressé aux lieux de difficultés dans les sociétés européennes, dans les démocraties : les problèmes psychiatriques, les violences faites aux femmes, les difficultés intergénérationnelles, etc. Et il s’est rendu compte que ces situations d’oppression dépassaient le schéma oppresseur/opprimé. Cette vision binaire devenait très vague et n’avait plus lieu d’être. Prenons l’exemple des difficultés intergénérationnelles : les générations ne se comprennent pas, ils ont des intérêts qui diffèrent, mais il n’y a pas d’opposition frontale, entre les “méchants vieux” et les “gentils jeunes” ou l’inverse. Alors on a fait évoluer notre approche, en s’inspirant des racines même du théâtre, où l’on parle plutôt de protagonistes et d’antagonistes. La méthode n’a rien perdu, mais elle s’élargit à un champ de travail beaucoup plus large. Par exemple, lorsqu’on a travaillé en prison, je refusais toujours de laisser jaillir l’opposition frontale entre les prisonniers et le personnel de prison, qui ferait des premiers les pauvres victimes et des seconds les grands méchants. Ça aurait été tout sauf constructif. Plutôt que de faire émerger la parole directe, on préférait travailler par analogie avec des textes d’auteurs, qui permet de garder une distanciation et qui donne un cadre à l’expression. Le texte se place entre le gardien et le prisonnier.

 

Dans le cadre de votre collaboration avec l’université pour la non-violence (Aunohr), qu’est-ce que la méthode de l’Opprimé peut apporter dans la lutte contre la violence ?

La méthode du théâtre de l’Opprimé est employée et reconnue à travers le monde. Pour la deuxième fois, l’université Aunohr m’a invité à Beyrouth pour travailler pendant trois jours avec un groupe d’une vingtaine d’étudiants. Une fois de plus, il a fallu adapter la méthode. Je suis arrivé tout bien préparé, avec certains mécanismes que j’ai acquis au fil des années. Et soudainement, je me suis rappelé que je faisais face à des gens qui ont vécu une réalité de guerre, de violences, de changements de pouvoirs politiques, d’invasion, de haine. Ce sont des puits de traumatismes, de blessures non-cicatrisées. Je ne pouvais pas arriver avec mes gros sabots, tout aurait explosé et rien n’aurait pu les contenir. Ce n’était pas la solution. Mon objectif était vraiment de faire sortir une partie de ces choses, sans provoquer de nouveaux problèmes psychotiques non plus. Alors avec beaucoup d’attention, je les ai amenés à créer leurs personnages, à travailler sur la notion d’options. Pour jouer un rôle, le comédien cherche les ressources en lui-même, dans sa personnalité, dans son histoire, mais aussi dans ce qu’il aurait pu être. L’acteur qui doit jouer un assassin va chercher en lui ce qu’il a choisi de ne pas être. On est tous nés avec la capacité de devenir Gandhi ou Hitler. Ce sont nos choix, influencés par notre éducation, notre culture, qui font ce que nous sommes, notre personnalité. Ce travail sur l’option, sur ce qu’on a choisit d’être ou de ne pas être, est très lié au travail sur la non-violence. La violence n’est pas la seule option en nous-mêmes. Tout est une histoire de choix, de choisir l’option juste. 

 

J’utilisais les jeux théâtraux, d’improvisation, pour les faire travailler sur la recherche de construction du personnage dans le travail de l’acteur. On pouvait ainsi tenter de déverrouiller certaines situations, débloquer des points qui coincent, par l’intermédiaire du personnage. Fondamentalement, le personnage nous protège. Par le biais du personnage, nous avons une liberté de parole extrême. C’est le personnage qui parle, ce n’est plus moi. Il me permet de prendre de la distance sur un conflit, sur la violence d’une action. Évidemment, ce sont toujours des exercices difficiles. Partout, il y a de l’enfermement, de l’incompréhension, de la peur, des blessures. Mais ici au Liban, j’ai vraiment senti une violence supplémentaire. Les gens doivent faire face, en plus, aux problèmes propres à leur pays : la crise, les tensions, la pauvreté, l’instabilité. Trois jours de travail, c’est extrêmement court. Mais j’ai pu voir de beaux fruits. Aujourd’hui j’ai initié les étudiants à la création de scènes, ce qui demande beaucoup de délicatesse envers les comédiens, et la plupart ont été excellents.

 

La violence augmente dans le monde. Je ne suis pas du genre à dire que “c’était mieux avant”, mais c’est un fait. Les gens libèrent ce qu’il y a de pire en eux. Ce que l’on fait, c’est une goutte d’eau dans l’océan évidemment. Mais c’est ce que je peux faire, et je ne m’en lasserai jamais. Avec les moyens dont chacun dispose, essayons de construire un cercle de bienveillance autour de nous, chacun d’entre nous, et faisons en sorte que ces îles se touchent et forment des continents.

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