Une proposition visuelle et morale
Sa spécialité, ce sont les portraits en noir et blanc. Son but, c’est de montrer les facettes plus intérieures d’une personnalité, sans qu’elles soient forcément sombres pour autant, the true self. Avec ses outils, ses compétences, et surtout sa vision, Khalid s’est demandé ce qu’il pouvait faire pour avoir un impact dans la communauté et en cela il n’évoque pas la communauté religieuse dont il fait partie, quelle qu’elle soit, mais plutôt la société globale. Le photographe compte dix années d'expérience et a développé un style personnel axé sur la narration par le biais de la photographie. En outre, sa passion pour les sujets controversés se manifeste à travers un cycle constant d'inspiration. Son travail est sombre, incitant à la réflexion profonde deep thinking éducatif, performatif et vulnérable, dans le but suprême de rappeler que nous sommes “avant tout des êtres humains”.
Dans le cadre de cette exposition, Khalid présente une série de 15 photographies, qui traitent des relations mutuelles entre les hommes et les femmes, ainsi que de leur rapport à leur moi intérieur, en parallèle des luttes liées aux rôles de genre dans les sociétés. Selon Khalid, les hommes et les femmes ont des problèmes relationnels fondamentaux à cause de ces sociétés, et surtout à cause de certaines pratiques de la religion bien au-delà de la religion en elle-même, que l’artiste n’évoque même pas. Au-delà du visuel, c’est un voyage moral de l'expérience humaine, de l'exploitation psychologique à la réflexion et à la purification de soi. Khalid, s’il est convaincu que l'obscurité réside en chacun de nous, propose un axe de réflexion face à la souffrance et à l'oppression, en mettant en lumière les dysfonctionnements de la matrice des cultures, des systèmes sociaux et des religions.
Twilight
L’Introduction de la série est en quelque sorte une présentation des protagonistes, canaux de diffusion du message de Khalid. Avec un appareil photo et deux objectifs, l’artiste a créé des scènes qui mettent en évidence les contraintes des environnements conservateurs, en contradiction évidente avec son imagination. En utilisant le conservatisme contre lui-même, il cherche à sensibiliser aux défauts du traditionalisme passéiste, qui empêchent l’individu d'évoluer au-delà du rôle social qui lui a été attribué en tant qu'homme ou femme. Les sujets sont souvent dissimulés pour souligner leur anonymat, afin de communiquer l’universalité de la thématique. L’artiste ne veut pas que la genèse du message puisse être noyée dans une quelconque identification. En effet, la plupart des photographies mettent en scène un homme sans visage; renforçant l'idée d'une toile vierge, une opportunité de réécrire ce qui codifie les rapports interactionnistes genrés au sein de la société. On peut aussi le voir comme une toile blanche qui laisse une place privilégiée à l’interprétation. Dans la continuité du raisonnement de l’artiste sur le deep thinking, il est essentiel pour lui que les spectateurs puissent être autorisés à des visions différentes, des réactions opposées presque. Le pari est gagné, car même à l’échelle d’une heure, je suis passée devant ces visages couverts avec le dégagement d’un sentiment déjà nuancé entre le début et la fin de ma visite.
Par ailleurs, les photographies de Khalid remettent en question le double standard existant entre les hommes et les femmes aujourd'hui. "Si nous revenons à l'essentiel, à l'époque où il n'y avait que l'homme et la femme... Comment se comportaient-ils l'un envers l'autre avant que la société ne se développe et ne crée des constructions ?”
Infinite dilemna, le triptyque suivant, est avant tout porteur d’une dynamique cyclique. Le symbole de l’infini apparaît clairement dans la composition des trois clichés, mettant en avant les liens de causalité entre les actions de chacun dans la boucle sociétale. “A cause de la pression qu’on exerce sur elle, la femme peut passer du côté des oppresseurs” me dit Khalid. Mais aussitôt il renchérit : “elle peut également se nourrir de cette oppression”, la digérer, puis renaître avec une confiance intérieure renouvelée d’avoir compris la subtilité des mécanismes qui la contraigne, et une capacité soudaine de les inverser. Encore une fois, l’espace dédié à l’interprétation personnelle est quasi-infini.
Un ensemble de cinq photographies, A world of their own. Nothing is wrong but everything is not right, fait le portrait de la tradition comme une force dominante dans le système des interactions humaines. La femme est représentée non pas oppressée, limitée, mais tout simplement supprimée, et “scrutée au microscope”. L’artiste propose de réfléchir sur une situation graphiquement inversée, qui est loin de s’appliquer exclusivement au Qatar, précise-t-il. Pourquoi la femme est-elle attachée avec un ruban “danger” même si elle porte déjà le niqab? Est-elle entourée de danger ? Est-ce le danger personnifié ? Khalid valide ces deux pistes, et m’en propose une troisième: elle est toujours dangereuse, puisqu’au-delà de sa tenue, ce sont ces pensées qui semblent menacer les états de faits établis. Sous son niqab, on devine les détails d’un t-shirt, et sur une autre image, d’une paire de Converses, symboles d’une résistance interne.
Effectivement, la femme représentée est tiraillée entre deux entités, qui semblent être les allégories de la tradition, culture ou même famille d’une part, et de l’amour d’autre part. L’homme, de prime abord, appartient au même environnement qu’elle; “mais il est peut-être d’une autre nationalité, ou même d’une autre lignée”, ce qui peut occasionner un blocage indélébile pour une union. Si l’on adopte un niveau de lecture plus métaphorique, ce tiraillement peut aussi bien être intérieur, entre raison et passion, et rappelle celui du dilemme cornélien des anti-héros de tragédie classique que sont Phèdre, Antigone, ou encore Bérénice. Khalid cherche à stimuler des questionnements similaires à la vision de son exposition, et est particulièrement enclin à entendre des retours: “qu’est-ce que cela provoque chez toi? comment est-ce que les photographies interagissent-elles avec tes prédispositions émotionnelles ?”. En cela, son travail est bien militant, et, même s’il est esthétique, cherche à s’éloigner le plus possible d’une beauté kantienne dite objective, au profit d’une expression triggering, riche et subjective.
Le dernier triptyque, Remnant of sense, montre que l’animosité n’empêche pas la coexistence au sein d’une même communauté, et que les épreuves épargnent toujours une forme de pathos, allégorique dans une rose noire que le personnage masculin tend au féminin comme s’il livrait son coeur blessé. “C’est comme si elle était teinte, mais elle reste une rose et elle pourra toujours redevenir pure”, me précise Khalid. Les mains pleines de crasse qui entourent les visages des personnages sur les deux photographies suivantes symbolisent les carcans sociétaux à première vue inaliénables dans lesquels nous vivons. “Habituellement, on suit le rôle, et on n’en dévie que très minimalement”. Si l’on veut accéder au niveau supérieur de sensibilité et de réflexion, de recul sur l’appareil écrasant des mœurs acceptées, l’effort est considérable, et toutes ces mains ne manqueront pas de bloquer le chemin. Enfin, le dernier cliché est un hommage à la compassion féminine, celle d’une mère, d’une soeur, d’une femme, d’une amie, dont “tout un chacun a besoin” selon l’artiste.
Des choix curatoriaux spontanés et collectifs
La technicité de l’exposition est également choisie en fonction de ce message de fond. Si Khalid a l’habitude de travailler – presque exclusivement – des portraits en noir et blanc, la couleur se prêtait bien mieux au propos avancé avec Twilight. La monochromie aurait renforcé plus encore la propension dramatique et austère du sujet. Toutefois, ce choix s’est fait en concertation avec Maher, aux prémices de l’organisation de l’exposition ! Lors du shooting, Khalid avait fait sa mise en scène et ses réglages pour des tirages noir et blanc. Force est de constater que le bleu des canapés, le beige et les touches de rouge des habits traditionnels apportent une douceur au propos, que l’on sait d’autant plus spontanée qu’elle est arrivée en cours de route. Les couleurs sont celles de la culture, et ramènent partiellement dans le prisme de la chaleur ces photographies qui traitent initialement d’un sujet assez froid, et plus que tabou.
L’artiste veut créer des portraits sincères, sans modification post-shooting, qui peuvent être appréhendés comme des créations. Sur cet aspect, on voit clairement que Khalid s’inspire de Maher, qu’il considère comme un mentor, en ce qu’il expose des images qui ne sont pas des photographies d’un instant figé, mais bien des compositions. 400 shots durant 8 heures d'affilée, et un immense tri plus tard, la série est née.
Concernant le titre de l’exposition, Twilight est l'équivalent d’un terme arabe, ghasaq (غسق), qui admet plusieurs acceptations. En l’occurrence, Khalid retient celle qui pourrait s’approcher du mot « crépuscule », même si la traduction littérale est impossible. Il s’agit de la ligne très fine entre le jour et la nuit, « mais pas le coucher du soleil », seulement l’instant qui définit la dichotomie, seulement la seconde qui partage le temps en deux ensembles distincts, juste au milieu. Les hommes et les femmes doivent faire un choix constant sur le côté de la ligne auquel ils veulent appartenir. A chaque instant, le basculement est possible. Pour l’artiste, c’est bien l’évocation que le bien et le mal ne sont pas inscrits fatalement dans une temporalité longue, et que chacun peut changer, entrer dans la rémission, et limiter son impact négatif sur les gens autour de lui et la société.
Le fond blanc sur toutes les toiles est un choix curatorial intéressant, dans la mesure où il est profondément inhabituel pour Khalid. Maher l’a guidé dans ce choix d’une blancheur qui exprime le vide, selon moi, mieux que le noir. En effet, l’objet central est clairement défini et l’environnement importe peu. Chacun peut s’identifier et se transposer dans ce flou sans repères spatio-temporels, qui devient presque onirique. Plus encore, ces fonds expriment une nuance dans les représentations classiques de la pureté, notamment religieuse. “Tout le blanc n’est pas forcément du bon » déclare Khalid. Et à l’inverse, les trois dernières photographies de la série ont un fond noir; “même dans la noirceur il y a toujours de la lumière”. Ce message d’espoir et de compassion est très important pour l’artiste, à qui il tient à cœur de rappeler encore une fois qu’“après tout nous ne sommes que des humains, collectionneurs de succès, d’épreuves, d’échecs, de joies, de traumatismes, et d’émotions de tout type.”
En somme, Khalid sort de sa zone de confort avec cette exposition, en bousculant ses réglages habituels pour rentrer dans une vraie dynamique curatoriale. Toutefois, même s’il “force son style artistique”, ce n’est pas au détriment du message, qui est délivré de manière limpide.
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