THE GESTURE : L’orphelin incompris de Nadim Karam
22/08/2021|Julia Mokdad
Inerte et silencieuse, elle a pourtant fait parler d’elle. Quelques jours avant la commémoration annuelle du 4 août, la nouvelle statue de Nadim Karam est inaugurée, devant une foule d’invités et des silos éventrés. Elle se tient, immense et téméraire, sur le lieu de ce crime encore non élucidé. Les débris qui la composent lui donnent l’allure d’un personnage démembré, cassé, accidenté. Ni homme, ni enfant, ni femme, son faciès et le brouillard qui enveloppe son encéphale rappelle les figures inavouées des grands brûlés : honteuses et insaisissables.
Un discours fiévreux
Née d’un travail acharné - entrepris par l’artiste avec l’aide d’une centaine de bénévoles - qui s’étend sur 9 mois, la carcasse a tout d’un orphelin de guerre que l’on aurait sommé de rester sur place. « Nous avons tenu à ne pas déformer les poutres, à utiliser les débris dans l’état dans lequel on les a retrouvés » explique le créateur de « Politics of dialogue ». « Ainsi, c’est la tragédie elle-même qui érige cette statue, c’est la déflagration qui nous dicte sa taille et ses formes. Par l’intermédiaire d’une conjoncture de ferrailles, c’est l’explosion qui parle. Ou pour mieux dire, qui lance son cri ».
Un cri qui rejoint les autres voix. Qui s’allie au requiem des libanais, et délimite les contours d’une bulle d’expression, constructive. Qui trace les bordures d’un passage parallèle, loin des sentiers étriqués des politiques libanaises, ces dernières étant étiquetées par l’artiste de l’attribut « rouillées ». Pas astiquées, ni poncées depuis des lustres. Mais la statue est aussi un cri d’appartenance. « Ce que les gens indignés devant ma sculpture n’ont pas compris, c’est que je faisais partie des leurs. Je me range du côté de leur indignation. C’est vrai, aujourd’hui et un an après, nous sommes tous indignés. Je montre à travers cette statue la même colère qui s’insinue dans leur animosité » précise Nadim Karam. Mais constituée de la même rouille qui oxyde la politique libanaise, la statue, dans sa fuite face aux sujets qui fâchent, s’est retrouvée emprise dans l’impasse des débats.
Un projet voué aux gémonies
Déferlement d’insultes, de critiques, ou encore d’accusations sur les réseaux sociaux. L’artiste, qui a dû prendre la parole à plusieurs reprises pour apaiser les passions, n’a jamais flanché. Il reste catégorique, si bien dans la négation de ce qu’il qualifie de mensonges que dans l’assurance qu’il a quant au choix du lieu de résidence temporaire de son œuvre. Lorsqu’on lui demande d’expliquer ce choix, il reste quelques secondes décontenancé, avant de renvoyer l’interrogation. « Où aurions-nous pu placer cette statue? » demande-t-il. « C’est le port qui nous a fourni l’intégralité de ses blessures. Devant cette mise à nu, il est de notre devoir de lui rendre hommage ». Rappelant la nécessité de s’approprier toute une série de permis - notamment provenant des autorités du port de Beyrouth - afin de rendre ce projet faisable, Karam dément radicalement avoir dialogué avec les acteurs politique du pays, affirmation qui a fait crépiter la toile.
Si les débats ont fait de lui une cause politique, le personnage est avant tout un projet culturel et artistique doté d’un humanisme poignant, militant pour la vie et les idées. Et si ses traits tranchants et bancals ne rencontrent pas dans leur enchevêtrement les normes de beauté, il convient de rappeler qu’il n’est pas plus affreux, abominable, et détestable que l’événement qui l’a créé.
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