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Sixième commémoration de la mort de Mgr Grégoire Haddad, le « prêtre du peuple »

14/01/2022

Comment avait vieilli ce grand homme de combat qui osa défier la toute-puissance ecclésiale ? Son esprit critique effrayait. Il ne craignait pas de poser des questions qui iraient jusqu’à douter du bien-fondé de l’existence de l’Église, de ses institutions, de son enseignement… Pour lui, dans la religion chrétienne il n’y a que deux absolus, le Christ et l'Homme.

 

 

C’est avec grand bonheur que je vais rencontrer « le prêtre rouge », comme on l’a nommé, à l’époque de la grande controverse de ma jeunesse que ce prêtre grec catholique, élu, en 1965 archevêque de Beyrouth de Jbail et des régions annexes a suscité au sein de sa communauté.

On m’avait prévenue : « Depuis quelque temps, il est alité dans une maison de repos où il vit depuis trois ans, à Beit el saydeh et peut-être, à son âge, à 87 ans, il n’est plus en état de parler. » Il me fixe lui-même un rendez-vous : « Quand vous voulez ».

 

Rassurée, mais pas tout à fait certaine de sa capacité à communiquer, j’espérais beaucoup de cette rencontre avec ce personnage illustre. Ses activités envers les plus démunis de tous horizons, les réformes internes de son diocèse, son rapprochement des communautés musulmanes notamment avec l’imam Moussa Sadr, religieux chiite iranien installé au Liban, fondateur du parti Amal (mouvement des déshérités), ses idées révolutionnaires concernant les traditions ecclésiales, son militantisme pour la laïcité… tout son style de vie et de pensée lui avaient posé de graves problèmes. Le synode de l’église grecque catholique l’avait même démis de ses fonctions en 1975. On parlait de « l’affaire Grégoire Haddad ». Sa simplicité, son dénuement matériel et sa grande humilité ne correspondaient pas trop aux honneurs réservés traditionnellement aux archevêques orientaux. 

 

Comment avait vieilli ce grand homme de combat qui osa défier la toute-puissance ecclésiale ?

Son esprit critique effrayait. Il ne craignait pas de poser des questions qui iraient jusqu’à douter du bien-fondé de l’existence de l’Église, de ses institutions, de son enseignement… Pour lui, dans la religion chrétienne il n’y a que deux absolus, le Christ et l'Homme. Ses écrits dans « Afaq »(la revue mensuelle, Horizons, qu’il a fondée et qui prônait un débat de fond sur les fondements de la foi chrétienne) sont allés même jusqu’à être étudiés par le Saint Siège mais qui, après les avoir examinés, les avait déclarés catholiques et exempts d’hérésie.

 

Je savais que « le prêtre du peuple », pourchassé par son épiscopat, avait continué son œuvre sociale. Il avait fondé plusieurs mouvements à caractère culturel, œcuménique et social, dont (le premier en 1961) le Mouvement social libanais, l’Oasis de l’espérance, l’Artisan du Liban, l’Association d’entraide professionnelle, etc. 

Mais avec le recul du temps, les échecs répétés de la laïcisation au Liban, l’exacerbation du confessionnalisme… Il me paraissait extrêmement intéressant de savoir les leçons qu’il avait retenues de son long engagement passionnel, pour le moins ardu. 

 

J’arrive donc à « La maison de Marie » où semble-t-il Grégoire Haddad ne vit pas en reclus. Sa chambre est bien souvent un lieu de débats et de rencontres où se tiennent certaines réunions du « Courant pour la société civile », l’association créée en 1999 par des jeunes Libanais de toutes confessions confondues. Conseiller du conseil exécutif de ce mouvement qui cherche à diffuser une culture de la laïcité au Liban, le père Haddad reçoit des jeunes en groupe de 40 à 50, mais aussi des intellectuels qui travaillent sur le sujet. 

 

Pourtant, c’est sur un lit d’hôpital que je le vois. En pyjama, étendu, incapable de se lever par lui-même. Il souffre d’ostéoporose à un état très avancé qui a nécessité son hospitalisation. Il m’explique qu’il a aussi un début de Parkinson. C’est avec difficulté qu’il parle. Cet après-midi il a un terrible hoquet qui l’empêche de s’exprimer correctement. Il en sera très fâché et à plusieurs reprises il s’en excusera. Mais il essaiera n’empêche de répondre à mes questions. 

 

- Monseigneur…

- Je refuse le monseigneur, il n’y a que le Seigneur.

- Mon père ?

- Mon frère.

- Mon père semble plus respectueux.

- Oui, mais Jésus a dit n’appelez personne ni père, ni seigneur, ni maître.

- Pourquoi n’êtes-vous pas rentré dans un ordre, dominicain par exemple ? 

- C’est pareil.

- Vous auriez évité les grades : père, archimandrite… 

- J’ai passé par tout, je suis arrivé à être évêque et on m’a chassé parce que j’avais des paroles qui n’étaient pas à la mode à ce moment-là.

- Parce que vous pensez qu’elles le sont plus, actuellement ? 

- Je ne parle pas du Liban

- Vous étiez précurseur ? 

- Je ne sais pas si c’est le mot, c’était trop tôt.

- Vous avez dû bien souffrir quand toutes les instances se sont liguées contre vous et n’ont pas reconnu votre message. Comment dépasse-t-on ces souffrances ? Quelles qualités faut-il avoir ?

- De la foi, de l’espérance et de la charité.

- Ce ne sont pas les qualités pratiquées couramment dans votre milieu… les curés, les prêtres… 

- Il y en a qui ont compris l’Évangile.

- Vos amis sont des laïcs. Les prêtres ne vous approchent pas. Vous êtes pour eux un hérétique ? 

- A un moment donné ils ont eu une mauvaise perception des choses qu’ils ont dépassé j’espère… Ou qu’ils m’acceptent comme je suis alors que je suis déjà dépassé par eux !

- Cela n’a pas été facile pour vous durant toutes ces années. Si vous vouliez faire un bilan de votre vie, que reste-t-il de tout ce combat ? 

- Je crois en Jésus Christ. Croire qu’il est la solution à tous les problèmes du monde. 

- Quelle serait la solution à votre problème d’être réduit actuellement ?

- Je ne suis pas réduit du tout. Je suis avec les écrits tout le temps.

- Vous lisez quoi ?

- Aujourd’hui, Mohamad Chahrour, « El kitab wa el kuran » (Le livre et le Coran). Très éclairé et éclairant.

- Vous écrivez ?

- J’ai beaucoup écrit. Vous pouvez aller me lire sur mon site internet gregoirehaddad.com 

- Pour vous qui étiez si actif, le temps vous semble-t-il long ?

- Il y a des jours où il est long. Ordinairement non. Le matin je fais de la physiothérapie, l’après-midi ils me font marcher quelques pas. Je m’assieds ici un peu. Je remplis mon temps, il n’y a pas de vide qui fait peur comme ça. Je lis beaucoup, mes yeux sont bons.

- Comment évolue-t-on avec soi-même ?

- On évolue sûrement, imperceptiblement et tout d’un coup on découvre qu’on est dépassé, on ne sent pas le dépassement en train de se faire, mais quand il est réalisé, on le voit alors, on est tout autre. 

- On sent une lassitude, un certain désabusement ?

- Je crois que tout est grâce, donc même quand on ne réussit pas, on réussit. Si le Christ est actuel et pas seulement vivant depuis 2000 ans, il est à l’œuvre partout, à tous ceux qui croient ou pas en lui et qui cherchent. Il est à la tâche tout le temps.

- Qu’est-ce que, aujourd’hui, vous diriez à quelqu’un qui ne croit pas en Dieu ?

- Je dialogue avec lui, je découvre chez lui en quoi il croit. Le dieu absent à ce moment-là. Il est capable alors de comprendre le dieu présent.

- Même s’il ne croit pas en dieu ?

- Qu’est-ce que c’est Dieu ? C’est l’au-delà de l’homme, c’est tout ce que l’homme veut avoir, veut atteindre, qu’il n’atteint pas… 

- Qu’est ce qui continue à vous nourrir, qu’est-ce qu’on laisse derrière soi ?

- Rien, puisqu’on est toujours à l’intérieur. 

- Dans votre situation qu’est-ce qui vous donne de la joie ? 

- La foi en Jésus Christ.

- Le temps a-t-il plus d’importance maintenant que vous en avez ?

- Pour moi, non, la solution à tout c’est la présence avec Jésus-Christ. Ce n’est pas une idée vague lointaine. Jésus-Christ c’est l’incarnation de Dieu dans l’homme, dans l’amour humain.

- Comment vous passez votre temps ?

- La prière, les lectures, la télévision, la réception. Les amis du mouvement social se réunissent chez moi, m’expliquent leurs projets. J’ai commencé le courant de la société civile pour faire avancer la laïcisation du pays.

- Vous pensez toujours que cela peut marcher ?

- Maintenant non, mais dans 30 ans, oui. Il faut attendre que la génération soit soudée. Il faut travailler d’ici là.

 

Il s’interrompt et ajoute :

- Cela demande explication, une parole non entrecoupée. Je n’arrive pas à faire deux phrases de suite avec ce hoquet. Il me prend deux, trois jours de suite. Je n’arrive pas à dormir. C’est pour moi une fatigue supplémentaire. 

 

- Comment vient votre hoquet ?

- Il ne demande pas la permission

- Et comment il s’en va ?

- Aussi.

- Vous ne le chassez pas ?

- Il n’entend pas raison. 

 

Amusée par son sens de l’humour malgré son indisposition notoire, je lui demande : 

- Quelles sont les plus grandes qualités pour bien vivre ?

- L’humour et l’amour.

- Est-ce un jeu de mots ?

- Il faut les deux à la fois.

- Vous avez des qualités d’humilité, est-ce un atout ?

- Je suis intelligent. Je comprends beaucoup de choses quand les apparences faussent, quand la réalité est tout à fait autre, que ce soit en moi ou chez les personnes que je rencontre. 

- Vous croyez à la chance ? 

- C’est la grâce.

- Et la providence ?

- C’est la même chose. 

- Ce serait Dieu ?

- C’est en ce que nous croyons. Chez le musulman ce serait Allah, chez les juifs, Jéhovah.

- Et chez les bouddhistes

- Ils ne croient pas en Dieu.

- Vous n’avez pas peur de la mort ?

- Je n’y pense pas

- Peut-on ne pas y penser ?

- Quand elle n’est pas là, on n’y pense pas. Quand elle est là, c’est déjà dépassé. 

- Si on vous donnait 30 ans, que feriez vous ?

- Je recommencerai de A jusqu'à Z

- Quitte à être combattu ?

- Oui, il y a beaucoup qui acceptent ce que je dis. 

- Vous sentez-vous vieux de l’intérieur ?

- Non.

- Et comment percevez-vous le regard des autres sur vous ?

- Comme votre regard.

- C’est-à-dire ?

- Étonné.

- Vous avez un sens de l’humour dont vous ne vous départagez absolument pas. Qui vous a essentiellement ressourcé ? 

- Teilhard de Chardin.

- Quel a été son enseignement majeur ?

- Les épousailles de la foi et de la science.

 

- En quoi vous avez eu besoin de ces épousailles, où les avez-vous mises à l’épreuve ?

- La foi c’est un dépassement du réel, du raisonnement. Quand on veut la raisonner, on la perd. Il faut l’accepter au-delà du raisonnement, on a la paix. 

- Mais où sont les épousailles là ?

- La foi ne se raisonne pas, de là son acceptation au-delà du raisonnement. Ils coexistent. C’est comme les épousailles entre deux personnes qui ne s’entendent pas. Vous avez des différents avec votre époux, mais vous avez des points communs et vous les acceptez. 

- Vous êtes un grand théologien (il a fait ses études universitaires de philosophie et de théologie au séminaire oriental des Jésuites à Beyrouth).

- C’est quoi un théologien ?

- Quelqu’un qui met des balises… 

- Je n’ai jamais été très curieux de le faire. J’accepte beaucoup. Je ne suis pas accès sur une chose. La relativisation est un mot très grand et très beau. 

- Vous prêchez le dialogue, mais vous avez du remarquer avec l’expérience que les Chrétiens, les penseurs chrétiens du moins, ont été plus ouverts à la religion musulmane, ils écrivent des livres, animent des débats… ce qui n’est pas le cas des Musulmans, comment établir un dialogue alors ?

- J’aurais aimé un dialogue au niveau de la société, des projets communs, c’est ça le dialogue. 

- Mais comment s’en sortir, si au niveau de la société civile il y a dialogue mais pas au niveau de la religion elle-même ? L’islam par exemple fusionne état et religion… Comment appliquer alors la laïcité ? 

- Je pense qu’il y a des théologiens musulmans qui ont dépassé cette façon de voir les choses.

- Vous comptez sur cette minorité ?

- Entre autres, ce livre… (il me montre l’ouvrage qu’il a sur sa table de nuit)

- Mais après 1400 ans, cela n’a pas changé et vous continuez à espérer ?

- Après 2000 ans la chrétienté n’a pas beaucoup changé non plus. Internet va faire dépasser les choses, l’islam va changer.

- Pourtant il semble qu’à l’étranger, les Musulmans sont de plus en plus fanatiques.

- Pour le moment. Après ils vont s’identifier, se fixer des repères et les générations qui vont suivre vont évoluer avec ces repères. Les choses se mettent en place, dans une autre envergure.

- Pourquoi vous n’écrivez plus ? 

- Je n’ai plus la force d’écrire. On m’a volé mon ordinateur.

- Vous avez donc renoncé à faire partager vos idées ?

- Je les ai tellement dites, à la télévision, ici et là. On fait d’ailleurs un document avec les thèmes que j’ai abordés… 

- Mais écrire sur la maturité de tous ces thèmes… Est-ce qu’on arrive à une maturité d’une idée, d’une pensée ? Vous ne pensez pas que vos idées ont évolué ?

- Je ne sais pas me juger. Le plus important est de ne pas juger.

- Comment vous pensez que la nouvelle génération évolue ?

- Les jeunes ont changé, ils ne sont plus jamais seuls. Or on a besoin de solitude… 

 

Lui aussi. Je le sens las. Il a fait trop d’efforts malgré son hoquet pour soutenir une conversation. Je le sens insatisfait de n’avoir pas pu m’expliquer longuement chaque idée qu’il a effleurée en répondant à mes questions. Il insiste pour que je revienne un jour où il n’aura pas son hoquet, où il pourra parler.

 

Je suis retournée.

 

Il est content de me recevoir. Comme une douce revanche sur ce hoquet qui l’a réduit à hachurer ses mots, sans savoir que sa pensée était demeurée cohérente, soutenue, comme je le découvrais à la retranscription de l’interview. 

Je pensais reprendre l’entrevue là où je l’avais arrêtée. Mais il était d’humeur joyeuse et avait plutôt envie de bavarder avec moi.

Un peu affaibli, il m’a répété que cela le fatiguait énormément de sortir dorénavant. Qu’il était mieux ici, devant sa fenêtre. Étendu sur son lit, il dégustait, grain après l’autre, la grappe de raisin que je lui avais cueillie de ma vigne. Il goûtait chaque bouchée et cela semblait lui procurer un plaisir à part entière. Comme tout ce qu’il fait pour entretenir ses jours. Pas besoin de parole. 

Quelle est la règle Père Grégoire ?

Relativiser…

Il parle à voix basse, doucement. Et j’ai l’impression que de ses lèvres, les mots sont comme autant de perles que je dois récupérer. 

Je ne me prends pas au sérieux. Le Christ a dit : « Quand vous aurez tout fait, vous devenez des serviteurs inutiles ». 

La vacuité des choses, des évènements ne vous effraie point. N’est-ce pas décourageant de savoir que tout ce que l’on entreprend, tout ce que pourquoi on lutte ne sert à rien ?

Il me regarde, sourit encore une fois avec les yeux, avec le cœur : 

C’est vrai, je n’avais pas pensé à cela sous cet angle.

 

Il ne me contredira jamais de front. Il ne m’imposera pas une idée. Il émettra sa propre réflexion en mots choisis, clairs, sans équivoque pour lui. Limpide comme l’eau de roche. Il parle volontiers et écoute encore mieux. 

Qu’est-ce que les gens viennent faire chez vous ?

 

Un peu étonné de la question si directe, il sourit pourtant avant de me dire avec cet humour dont il ne se départit jamais : 

Qu’est-ce que vous faites-vous, ici, maintenant ?

 

En fait, sa présence à elle seule est un cadeau. Dans son silence attentif, à l’écoute des autres, de lui, de Jésus-Christ en lui, rien ne le démontera. Serein. Paisible. Ce qui lui arrive est sans importance. Sa tolérance me pacifie et j’aurais beaucoup de peine à le laisser pour aller loin, longtemps. J’aurais aimé lui promettre de revenir demain et pouvoir le faire. 

Je lui sers encore la main, le laisse avec un de mes livres… comme pour garder un lien entre nous. Je referme la porte derrière moi. Pourrait-il venir au lancement du livre ? Je le souhaite si fort. 

 

(Photo : Par MHM55 — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=50727936)

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