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Patrick Baz en trois photos

23/11/2021|Emma Moschkowitz

“J’ai grandi dans la guerre. J’avais 12 ans quand elle a commencé alors un peu comme Obélix, je suis tombé dedans quand j’étais petit. Je voulais y participer, mais j’étais incapable de tuer quelqu’un. Donc j’ai échangé la Kalachnikov par la photographie : j’ai pris un appareil photo qui datait de 1967 et qui appartenait à mon père et j’ai commencé, sans même savoir tout à fait ce que je faisais. Avec mon ami, Eli Bekhazi, j’allais développer mes photos en noir et blanc dans le laboratoire de son père, architecte mais passionné de photographie. 

Puis, j’ai fait des aller-retours en France, parce que mes parents voulaient me sortir de la guerre. A Paris, j’ai fait mes premières photos à 17 ans. Je me suis faufilé avec une fausse carte de presse rue Marbeuf, après l’attentat, en 1982. Personne n’a voulu de ces photos, parce que personne ne voulait prendre le temps de développer les photos d’un gamins qui se pointait aux portes des agences. Alors, je les ai développés moi-même et je les ai proposés à André Pautard, rédacteur en chef de l’Express à l’époque et ami du Liban, qui m’a mis en contact avec un magazine au Liban qui m’a embauché. C’est donc en juin 1982, après l’invasion israélienne, que j’ai obtenu ma première mission. Avec un journaliste, je suis allée faire les photos d’un avion calciné sur le tarmac de l’aéroport de Beyrouth. 

Rapidement, j’ai eu l’impression de stagner. J’avais envie de voir mes photos publiées dans les grands magazines et la presse internationale. J’ai commencé à travailler pour des petites agences, puis pour Reuters en tant que freelance. L’Agence France Presse m’a embauché quand j’ai eu 26 ans, car ils avaient besoin d’un arabophone pour monter un réseau de photographes palestiniens pendant l’Intifada. Puis, j’ai couvert la Bosnie, la Somalie, les guerres du Golfe, etc. En 1996, l’AFP m’a demandé de monter un réseau de photographes au Moyen-Orient.  C’était nouveau car le photo-journalisme local, dans la région, n'était pas du tout promu. La presse ne donnait de l’importance qu’aux mots. Aujourd’hui, c’est la situation inverse: le public est boulimique d’images, à tel point que les bonnes photographies se perdent dans le flot d’informations. 

 

Mes photographies m’ont beaucoup moins marquées que les moments que j’ai vécu. Malheureusement, on ne peut pas tout raconter en photo. J’ai longtemps eu beaucoup de mal à rédiger mes légendes, mais en fait c’est très important. J’avais aussi beaucoup de culpabilité en moi car je faisais des photos sans connaître les sujets ou les gens que je photographiais. Je ne savais pas qui ils étaient, ce qu’ils étaient devenus, et cela me perturbait beaucoup.

 

En 1985, à Sin el Fil, un camion piégé explose et fait 100 morts. Je suis allée sur la scène et j’y ai pris en photo un secouriste de la Croix Rouge qui portait un bébé dans les bras. Cet homme, je l’ai toujours cherché. J’ai appelé la Croix Rouge, mais personne ne savait me donner son contact. Et puis, un jour, c’est lui qui appelle l’AFP, qui le renvoie vers moi. Lui, tout ce qu’il voulait, c’était sa photo. Mais moi, je voulais savoir qui il était, et qui était le bébé, ce qu’ils étaient devenus. 

 

Il me raconte la scène: à l’époque, il n’est pas habilité à conduire une ambulance, mais lorsqu’il prend conscience des dégâts de l'attentat, il prend la voiture de secours et se dirige vers Sin el Fil. Il y trouve le bébé, âgé de trois mois, qu’il dépose à l’hôpital après avoir vérifié que son cœur battait toujours. J’apprends alors que c’est une fille. Après cet entretien, je décide de retourner dans le quartier du massacre pour la chercher. Et je l’y trouve. Avec une émission télévision, on a fait se rencontrer Nabil, le secouriste, et ce bébé, désormais âgé de 21 ans, Joyce Germanos. Je crois que c’est ce qui m’a le plus touché, d’avoir provoqué ces retrouvailles. Il se trouve qu’à ce moment-là, Joyce devait se marier. Alors, le plus beau cadeau que je pouvais lui faire, c’était de m’occuper de ses photos de mariage. 

 

Après ça, il y a eu une édition spéciale de la BBC sur la guerre en Bosnie en 2013, durant laquelle ils ont publié une photographie faite par moi d’un jeune homme en train de transporter du bois à Sarajevo. C’est lui qui s’est reconnu. Cela m’a fait plaisir de savoir que cette personne était encore vivante, malgré le fait qu’il m’était impossible d’aller aux Etats-Unis lui rendre visite là où il vit désormais. L’AFP et la BBC en ont fait une histoire, qu’ils ont publié (https://correspondent.afp.com/node/1937).

En 2003, j’étais à Bagdad pendant l’invasion américaine. Alors que je me trouvais non loin des bureaux d’une entreprise de télécoms atteint par un missile, je m’y suis rendu pour prendre des photos. C’est là que j’ai découvert une personne, sous les décombres. Avec mon fixeur, on l’a aidé à sortir, non sans s’inquiéter d’un potentiel second missile qui pourrait nous tomber dessus. Quand je suis retourné en Irak, dix ans après, j’ai été chercher cette personne là où je l’avais rencontrée. 

 

Je ne sais pas ce que ça fait, à ces gens, de retrouver, des années après, la personne qui les a photographiés dans des moments difficiles de leur vie. Mais pour moi, c’est une thérapie, ça me console. Je ne peux pas l’expliquer mais je crois que c’est une façon de me dire que ce ne sont pas que des objets sur des images. 
 

J’ai eu un stress post-traumatique en 2014, après mon séjour en Libye. J’ai accumulé trop de problèmes, j’ai fait un burn-out, donc j’ai choisi de laisser tomber le photo-journalisme. Maintenant, je développe la filiale Fact Story de l’AFP pour la région Moyen-Orient ; c’est une boite de production qui fait de la vidéo, de la photo, du podcast, etc. 

Concernant le Beirut Center of Photography, c’est une idée que je trainais depuis très longtemps. J’ai réalisé que, pour les jeunes générations de photographes, il y a très peu de débouchés après la fac. Malheureusement, la plupart finissent par changer de métier ou par partir à l’étranger. L’idée du BCP, c’est de donner, de partager, d’aider. Ma carrière, je l’ai faite, et ce dans de meilleures conditions que celles auxquelles font face les jeunes diplômés, donc maintenant, je conseille les professionnels de demain. Je suis très heureux d’avoir réussi, grâce à l’aide de l’Institut français à organiser la Beirut Photo Week cette année. J’espère que cet événement sera un succès et qu’il donnera lieu à plein d’autres manifestations après lui.” 

 

Lire aussi L’ART DU REGARD À LA BEIRUT PHOTO WEEK

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