Février est le mois de l’histoire des Noirs.L’occasion de présenter un ouvrage intéressant à plus d’un niveau. Il a été écrit dans les années 60, par une Martiniquaise venue en France pour gagner ses marques de noblesse en visitant la mère-patrie. Mais à cette époque où les Noirs étaient appelés les Nègres… mot qu’aujourd’hui on nomme « le mot en N » par peur de blesser « les gens de couleur », les femmes qui quittaient leurs îles ensoleillées pour monter sur le bateau de l’ascension sociale, une fois débarquées dans l’Hexagone, ne pouvaient plus prétendre qu’à un job de femme de ménage. Soi-disant orchestré par des bureaux de placement, ce trafic avait des allures de traite d’esclaves à l’ombre de lois, fabriquées par les « blancs », allègrement transgressées.
Ce livre, écrit par une militante activiste, révoltée par l’exploitation crasse des Antillais, a été publié à titre posthume en 1978… et retrouvé bien des années plus tard par hasard par Elsa Dorin, professeur de philosophie à Paris qui en a rédigé la longue préface.
Ce qui rend ce récit particulier c’est le témoignage d’un souffre-douleur de ces femmes au foyer qui employaient leurs « bonnes » pour les asservir et passer leurs nerfs. Des exactions qui ne nous sont pas étrangères… là où sévissent encore bien des dames de la « bourgeoisie » (et pas nécessairement la haute) : «La fine pluie d’automne qui commence l’a énervée, les indemnités de vacances qu’elle me devait aussi l’ont énervée, elle m’a payée et a changé de caractère… elle (Madame) pointe un index connaisseur vers les fentes, elle dépiste les moindres grains de poussière… elle s’immobilise devant le fourneau, plisse les yeux, recule la tête pour bien voir si les boutons du fourneau sont astiqués comme elle l’entend… Je t’ai dit qu’elle a le chagrin nerveux ».
Malgré les situations sordides, révoltantes, ce livre inhabituel se lit facilement. À travers le regard d’une mère de quatre enfants, on y retrouve des perles de fraîcheur, de bon sens, d’humour, de commentaires sur les incongruités des grandes villes et bien sûr des réflexions poignantes sur le racisme éhonté de l’époque. Son auteure y témoigne de ses expériences et des misères de ces pauvres laissées pour compte avec beaucoup de recul. « Quand on a été bonne à tout faire, on est vacciné pour tous les évènements de la vie future, car c’est là qu’on arrive à se dépouiller le plus aisément de toute prétention à la dignité humaine, on est une chose, comme un balai ou un réfrigérateur ». En fait si elle accepte de se prêter au jeu de la servitude avec quelque peu d’enthousiasme c’est parce qu’elle veut sonder ce milieu, en tenir un journal pour en écrire un livre. Que voici.
Une démarche avant-gardiste qui n’est pas sans rappeler celle du film « Ouistreham », d'Emmanuel Carrère qui vient de sortir en France (12 janvier 2022), adaptéde l'ouvrage de Florence Aubenas : « Le quai de Ouistreham », dans lequel une journaliste et romancière, Marianne Winckler (Juliette Binoche) souhaite écrire un livre-enquête sur les travailleurs précaires de Normandie et pour cela se fait engager comme femme de ménage…
À découvrir pour son authenticité.
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