« Il suffit de tes yeux pour t’en persuader
Si tes yeux, un moment, pouvaient me regarder ».
Droit dans les yeux. Ou même pas. Juste un peu. De côté. En oblique. N’importe comment. Juste te pencher du haut de ton palais pour me voir, moi aussi, ton fils abandonné, moi aussi ton enfant exilé avant même d’être né, exilé dans son propre pays, dans tes mots, dans le mépris, le déni d’un père sans pitié.
Je t’ai pourtant regardé, moi. Je t’ai attendu avec impatience, dans l’espoir d’une parole qui saurait nous sauver… que dis-je ? nous rassurer, nous consoler, et c’est assez. Je t’ai regardé et j’ai cherché calmement, assidûment, une lumière quelque part, un geste d’amitié, une petite bonté, une tendresse sur les lèvres. À la limite, peu importe le discours. Les maladresses sont réparables, l’erreur est humaine. Non, ce sont les autres signes qui manquent et qui ne trompent pas. Quelque chose de doux, de juste, de sincère, d’aimant derrière la grande table dorée... Mais rien ! Autour de moi, tard dans la nuit, on m’accuse de n’avoir pas écouté ou d’avoir mal compris, mal interprété, moi et des milliers comme moi. Pourtant j’étais là accroché devant la sainte Face et il n’y avait rien à comprendre. J’ai guetté, j’ai scruté, j’ai désiré le prodige, la compassion impossible. Tout semblait dire au contraire : Vous n’êtes rien, je suis tout.
Aussitôt la colère est montée. Elle est déjà dans la rue, effroyable et tragique. Un homme tombe, les mères hurlent, la terre brûle, le ciel lui-même pleure et se déchire. Les êtres se disputent, s’insultent, se séparent à nouveau. Comment cela s’appelle en philosophie, en théologie, en éthique, celui qui sème la division au lieu de l’entente, celui qui monte le frère contre son frère au lieu de les rassembler, au lieu de nous embrasser ? Indignés, humiliés, les gensont accouru, ils ont occupé les boulevards, les places, les trottoirs en un tour de magie, et j’en fais partie. Et je n’ai reçu l’ordre de personne, ne vous en déplaise. Seule l’aile de la révolte nous a tous guidés. Car nous savons aujourd’hui où porter nos yeux qui s’éteignent pour les rallumer. Dans la rue. Le dénuement. Le délaissement absolu. Dans le martyre, encore un, sur le sol rouge et noir de son pays. Qui l’a tué, dites-moi ? L’a-t-il seulement regardé, son meurtrier ? Son visage abattu devant le visage éploré de sa mère. Notre visage à tous où se dissimulent autant de morts, encore et encore, où éclate la honte de notre misère, la honte de leur orgueil, de leur hybris.
Et vous me demandez de rester chez moi, de me barricader devant ma table d’arrogance, dans ma forteresse vide, les bras croisés ? Je suis concerné, nous sommes tous concernés devant notre prochain car sa fragilité, sa vulnérabilité nous appelle à l’aide, elles sont les nôtres.
Et si un jour, par miracle, Monsieur le Président, vous preniez la belle et noble et humble décision de descendre dans la rue, pour nous tendre la main, nous saluer, nous les exilés de votre royaume, vous seriez surpris de la fierté de notrenation. Encore faut-il venir à elle, souvenez-vous, même « la parole de Dieu est inscrite dans le Visage d’autrui, dans la rencontre d’Autrui, double expression de faiblesse et d’exigence », écrit Levinas. « Parole qui m’exige comme responsable de l’Autre ; et il y a là une élection, parce que cette responsabilité est incessible ».
J’espère encore que vous ferez ce pas. Que le face-à-face agira. Reconnaître son peuple, c’est aujourd’hui et plus que jamais reconnaître sa faim. C’est se donner à lui. Se sacrifier. S’effacer. Se dire peut-être : Je ne suis rien, il est tout.
Si vos yeux, un moment, pouvaient nous regarder…
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