Ce billet est mû par une violente colère à l’égard d’une infime partie de mes concitoyens qui semblent totalement détachés de l’angoissante réalité libanaise. Coma éthylique oblige ! Ces Libanais qui constituent quelque 5 % de la population libanaise et qui persistent à afficher ostensiblement leurs soirées, à faire la fête comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes, alors que la famine est aux portes, frappe les plus démunis et va étendre son spectre sur l’ensemble de la population libanaise. Alors qu’on nous annonce un faire-part quasi officiel sans date ni heure fixées encore de l’enterrement des 10 452 km2 de ce qui nous a fait jusque-là office de patrie, une fracture choquante semble s’être installée entre ceux pour lesquels le taux de change du dollar est resté à 1500 LL et ceux qui sont soumis à la dépréciation vertigineuse de la livre libanaise qui poursuit sa chute libre sans que rien ni personne ne l’arrête. Deux photos partagées sur les réseaux sociaux m’ont donné la nausée. La première montrait une file d’attente longue comme un jour sans pain devant une boulangerie, et l’autre une queue, moins fournie, de jeunes gens portant un masque et respectant les gestes barrières, attendant leur tour devant une boutique de très haut luxe dans le Centre-Ville quasiment désert de Beyrouth. Les premiers, dans l’espoir (désespéré) d’avoir accès à une miche de pain, les seconds, à l’affut d’un sac siglé à acheter. L’indécence incarnée. À l’heure où des dizaines d’ONG et d’associations caritatives, doublées d’initiatives individuelles se serrent les coudes pour assurer le minimum vital à une population en détresse totale, quelques happy few persistent à passer leurs soirées dans des boîtes de nuit cacophoniques où l’on peine à s’entendre et à claquer des sommes mirobolantes dans les rares restaurants qui n’ont pas encore mis la clé sous la porte. Bien sûr, ces personnes sont tout à fait libres de dilapider leur fortune comme bon leur semble, mais pourquoi l’afficher en stories sur Instagram et sur Facebook ? Pourquoi provoquer la colère de ceux qui manquent de tout ? Cette attitude est d’autant plus révoltante que le malheur va s’abattre sur tout le monde sans aucune distinction sociale ! S’il restera toujours quelque chose à manger pour cette minorité, elle sera, comme l’ensemble des Libanais, plongée dans le noir, sans espoir que les générateurs prennent la relève et privée d’Internet. Oui oui, ces sombres prédictions arrivent au galop et si vous comptez rester au Liban, il faudrait vous en accommoder ! En août, l’État libanais (failli) cessera de subventionner le fuel. Le mazout sera très difficile à acquérir, même au marché noir, pour cause d’absence totale de liquidité dans le pays. Le Liban a tout simplement épuisé ses réserves en USD. D’aucuns (je cite en particulier Walid Joumblatt) ont déjà déclaré qu’il faudrait « revenir cent ans en arrière et vivre comme nos arrières grands-parents ». Plus de chauffage, plus d’électricité (donc plus d’aliments frigorifiés), essayer de prévoir un ravitaillement en denrées non périssables, parce que « les jours qui nous attendent seront extrêmement durs à vivre ». À moins de choisir l’exil dès que l’aéroport ouvrira ses portes, il faudrait prévoir des munitions pour la guerre qui nous est livrée, qui est une guerre économique visant à paupériser le peuple libanais et à l’asservir. Il existe des circonstances tragiques contre lesquelles l’argent ne peut rien. Comment acheter quelque chose qui n’est pas disponible ? Alors de grâce, rabattez votre caquet, soyez plus discrets, rangez vos voitures luxueuses, ne vous exhibez plus dans des lieux publics alors que vos pairs fouillent dans les poubelles à la recherche de quelque denrée pourrie à se mettre sous la dent. Parce que lorsque toutes les digues seront rompues, au moment où la famine et la survie la plus élémentaire l’emporteront sur toutes autres considérations éthiques, il y aura des vols, des enlèvements contre rançons, des tueries, le chaos total en somme. Si vous n’êtes pas prêts à affronter cette terrible épreuve qui nous est imposée, quittez le pays, mais cessez de toiser vos compatriotes du haut de vos bolides flambants neufs, ou de vos sacs à mains siglés « double connasse » ! Désolée pour cette dérive de mon vocabulaire, mais il faut d’ores et déjà vous habituer à mordre la poussière. Pendant que vous chantiez et dansiez, d’autres se sont attelés à assurer leurs arrières pour pouvoir faire le dos rond le temps que la grande déferlante, qui menace de nous emporter avec elle, passe… ou pas.

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