Les battements de cœur s’accélèrent au travers des rues ombragées de ce que l’on appelle communément Batrakieh-Zokak el Blat. Et ce n’est pas seulement parce que le quartier est situé sur une pente que l’on emprunte à pied. C’est parce que ce que l’on aime de Beyrouth est là, sous nos yeux, dans les dédales et sous les arbres, dans les regards et dans l’histoire, dans les pierres et dans les mémoires. Le quartier raconte de très belles histoires. Celles des familles aisées venues s’établir dans de magnifiques palais conçus avec minutie et raffinement. Celles aussi des débuts de l’âge d’or de l’enseignement avec des établissements ayant choisi Zokak el Blat pour y installer leur mission. Celles également des tentatives actuelles pour sauver ce qui peut l’être.
Autour du Collège patriarcal qui a donné aussi son nom au quartier, le collège Saint-Joseph de l’Apparition, le lycée Abdel Kader, Dar el Aytam, l’école Al-Maanieh, Hariri II High school, l’Ecole universelle libanaise. Les rues se font studieuses et n’oublient pas que les premiers pas du collège de Nazareth et de ce qui allait devenir l’Université américaine de Beyrouth ont également eu lieu là, dans ce quartier de Zokak el Blat qui, en 1840, comptait la première ruelle dallée en dehors de l’enceinte de Bayrut al Qadima, d’où son nom, zokak voulant dire ruelle ou impasse et blat les dalles. Aujourd’hui, cette rue porte le nom d’Amine Beyhum. Ce qui reste des anciennes demeures est parfois dans un état de délabrement avancé mais ne suscite pas moins une grande émotion tant elles recèlent dans chacune de leurs pierres des histoires qui font rêver. À droite, digne des mille et une nuits, un magnifique palais endormi attend de connaître son sort. À gauche, une superbe demeure se cache sous un grand bougainvillier. À droite encore… et à gauche… Le regard dévore.
Las de voir le patrimoine de Beyrouth disparaître sous les pioches, l’Observatoire académique urbain Majal, affilié à l’Institut d’urbanisme de l’Alba et œuvrant pour la promotion de stratégies d’aménagement durable au Liban, a entamé à Zokak el Blat une mission de longue haleine. Dans le cadre du projet ARCHIMEDES initié par la Municipalité de Beyrouth et qui consiste à définir les enjeux et les perspectives de la revitalisation des centres historiques en Méditerranée et à promouvoir des modèles de développement durable par la régénération des anciens quartiers, un ensemble d’activités culturelles sous le titre De l’alphabet phénicien à la Nahda : itinéraires et grandes figures vise à mettre en valeur les trésors architecturaux à préserver d’urgence. Majal a mis au point un parcours touristique à Zokak el Blat pour découvrir plus d’une vingtaine de bâtisses, ainsi qu’un spectacle sons et lumières et projections qui raconte l’histoire des lettrés de la Nahda, la renaissance culturelle arabe. Majal compte ainsi travailler sur plusieurs quartiers de Beyrouth, mettant en lumière ce qui doit être sauvé, montrer que derrière l’histoire des rues et des anciennes demeures se trouve l’âme de la ville.
On appelle aussi le quartier de Zokak el Blat, Batrakieh, du nom du Collège patriarcal des grecs-catholiques fondé en 1865. Imposant et majestueux, l’édifice domine la colline du haut de sa splendeur et a longtemps été loué pour la qualité de son enseignement. Il a accueilli entre autres Charles Debbas et Riad el Solh. Mais ce ne sont pas les uniques noms illustres qui ont marqué le quartier. La grande diva nationale Feyrouz est née ici-même, dans un complexe résidentiel composé de bâtisses de l’époque ottomane entourant une cour et occupées par des officiers. En 1930, la famille de celle qu’on appelait encore Nohad Haddad vivait au rez-de-chaussée. Il convient de saluer l’initiative de la Municipalité de Beyrouth qui vient d’acheter la maison de Feyrouz, dont il ne reste pas grand chose, pour en faire un musée à la gloire de l’immense chanteuse dont le nom seul évoque pour tous les Libanais l’enfance, l’amour, le pays, l’exil, la nostalgie et une certaine tristesse qui fait du bien. La Municipalité vient également de décider d’acquérir le palais de Béchara el Khoury, un riche marchand d’origine égyptienne, un des plus beaux bâtiments de Zokak el Blat.
Mohammed Charif Salim Sinno est l’heureux moukhtar de Zokak el Blat. Ses yeux vert émeraude reflètent toute la fierté d’être né dans ce quartier encore un tant soit peu préservé. « Toute la famille Sinno a les yeux clairs. Ma mère était plus belle que Brigitte Bardot. Je suis né dans ce quartier et je faisais de la bicyclette avec Feyrouz et sa sœur Hoda. C’était un quartier très prisé par la bourgeoisie libanaise mais aussi par les étrangers. Le haut-commissaire français, l’ambassadeur d’Angleterre ont habité là. À cause de la guerre, beaucoup de gens sont partis et beaucoup d’autres sont venus. C’est très mélangé actuellement. On est majoritairement sunnites mais il y a des chiites, des Arméniens et aussi des orthodoxes. L’ambiance est chaleureuse et celui qui parle rite et religion, je le fais taire. C’est stérile et idiot. »
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