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BEYROUTH BY DAY: Manara

04/08/2021|Tania Hadjithomas Mehanna

Les petites ruelles qui montent vers Manara se devinent entre deux immeubles d’habitations, deux hôtels et deux voies rapides. Remonter de la mer vers ce qui a dû être un incomparable jardin est une très belle promenade si on permet au regard de vagabonder entre les arbres et de s’attarder sur les belles maisons qui semblent tenir le coup là mieux qu’ailleurs. C’est que les familles de Manara tiennent beaucoup à leur joli quartier dont ni la proximité de la bouillante Hamra ni la corniche très passante ne viennent troubler la quiétude. 

 

On a beau suivre les écriteaux, demander aux passants, refaire trois fois le tour du pâté de maisons, ce n’est qu’à pied que l’on parviendra à trouver la jolie route ombragée qui mène au phare. Vu de là, ce grand édifice provoque une vive émotion. Peut-être parce qu’il a l’air si frêle dans son habit rayé de prisonnier entre deux immeubles, peut-être parce qu’il a donné son nom à tout le quartier, mais sans doute et surtout parce qu’il a perdu la bataille face aux visées ambitieuses d’un entrepreneur qui, pour ne pas céder devant l’aberration de construire dix-sept étages et de boucher la lumière, a préféré financer un nouveau phare. En 2003, ce que l’on appelle dans le quartier « l’autre phare », moderne et gris, a commencé à diffuser sa lumière mais, de l’avis de tous, il n’est pas aussi performant que le bon vieil édifice avec son habit noir et blanc qui rappelle les vieilles cartes postales du Beyrouth d’hier. 

Car le phare, la manara de la ville, mérite bien de rentrer dans le patrimoine tant il est un témoin de l’histoire. Pour guider les bateaux venant de plus en plus nombreux accoster à Beyrouth Daoud Pacha - le premier moutassarif nommé au Liban durant l’occupation ottomane- décide, en 1863, de confier la construction du phare à des ingénieurs français. Le phare en pierre de sable carbure alors au gaz et c’est à Antoun Chebli qu’il échoit de veiller à son bon fonctionnement. La lumière guide les navires sans discontinuer mais, en 1952, un paquebot français, le Champollion, s’échoue sur le littoral libanais. Ce drame éveille les consciences et oblige les autorités à envisager la construction d’un phare plus haut et de le doter d’appareillages électriques. En 1957 a lieu l’inauguration du nouveau phare, mesurant cinquante mètres et peint en noir et blanc. Sa lumière s’éteindra en 1977 pour d’évidentes raisons de sécurité et le phare ne reprendra du service qu’en 1994. Le pire semble être passé mais c’était sans compter avec l’incurie des responsables qui autorisent la construction d’un immeuble qui condamne la bonne marche de la manara. Un nouveau phare prend alors le relais et l’ancien est maintenu en cas de panne ou d’incident grave comme ce fut le cas en 2006 lorsque les bombardements israéliens endommagèrent la nouvelle bâtisse. 

 

Victor est un homme souriant. Sa casquette de gardien de phare, il ne l’échangerait pour rien au monde. Quand il est tout là-haut, seul aux commandes, il surplombe son quartier et rien n’arrête son regard qui scrute la mer. Petit-fils du premier gardien de cette manara si attachante, il a épousé son métier comme une évidence. Père de quatre enfants, il compte bien leur passer le relais de ce qu’il considère plus qu’une fonction : un sacerdoce. Victor a le regard vert qui se voile lorsqu’il évoque les années difficiles. La tragédie du Champollion d’abord qui a entraîné une enquête contre son grand-père qui fut accusé de ne pas avoir allumé le phare ce soir-là. Bien qu’Antoun Chebli en soit sorti blanchi, cette histoire a bouleversé la famille. La guerre de Beyrouth ensuite quand il a été obligé de se séparer de sa famille qui vivait là et qu’il a gardé seul un phare qui n’était plus fonctionnel. Jusqu’aux horribles nuits de 1989 où le quartier, stratégique, était bombardé jusqu’à l’aube. « Les enfants étaient petits et, un soir, on a entendu un sifflement : on pensait que c’était une fuite de gaz mais ce n’était que la vieille horloge du phare qui s’était remise à fonctionner sous la secousse des bombardements. » Aujourd’hui, Victor se retrouve chargé de la maintenance du nouveau phare mais il ne cache pas son affection pour « son » phare, le vrai, celui qui surplombe sa maison et dont il continue toutes les semaines d’astiquer minutieusement les machines. 

Les riverains des quartiers de Aïn el Mreisseh, Ras Beyrouth, Raoucheh et Manara parlent souvent du Champollion, ce bateau français entré dans la légende. C’est le 22 décembre 1952 que ce paquebot qui venait d’être rénové transporte deux cents pèlerins qui se rendent en Terre Sainte. Ce soir-là, une violente tempête oblige le capitaine Debré à accoster à Beyrouth. Mais le bateau échoue sur un banc de sable au large d’Ouzaї. Les circonstances du naufrage demeurent mystérieuses. Pour certains, le capitaine a confondu les lumières de l’aéroport avec celle du phare, pour d’autres cette explication n’est pas plausible. Le mauvais temps rendit vaines toutes les tentatives de sauvetage. Certains passagers n’hésitèrent pas à se jeter à l’eau pour tenter de rejoindre le rivage à la nage. Dix-sept d’entre eux périront asphyxiés par le mazout qui s’était échappé du paquebot. Finalement, deux marins libanais, à bord de deux vedettes, réussirent à sauver le reste des passagers. Cette tragédie mit en émoi le pays tout entier. Jusqu’à aujourd’hui, l’épave du Champollion attire les plongeurs qui, régulièrement, « visitent » ce qui reste du bateau. 

 

La maison rose. Impossible de visiter Beyrouth sans l’apercevoir, nichée sur les flancs de la colline de Manara, coiffée du phare, inaccessible et fragile à la fois. Elle a plus de cent ans, a fait l’objet de bien des convoitises, a failli disparaître avec tout le pâté de maisons, a été protégée par le voisinage du phare et attend patiemment d’être restaurée. C’est certainement une des plus belles maisons de la ville, mais comment être sûr qu’elle ne sera pas sacrifiée ? Si son rez-de-chaussée est loué à la famille Khazen, le premierétage est dans un état de délabrement avancé. Touche de rose dans le gris de la ville, elle est jalousement défendue par les habitants de Manara qui sont fiers de leur petit palais. Normalement, la maison est classée et interdite de démolition. Mais, comme dit avec philosophie un vieux monsieur de Manara, assis sur sa chaise, en égrenant son chapelet et en regardant vers le phare : « De nos jours ce qui était blanc est devenu noir et ce qui était noir est devenu blanc ».

 

Le bras de mer en coude qui borde le quartier de Manara est un endroit où l’on s’amuse. Le « lunapark », même s’il est tout petit, s’enorgueillit d’une grande roue qui a plus d’une mission. D’abord celle d’emporter les amoureux au septième ciel, celle ensuite d’expliquer aux enfants les lois de la gravitation, celle aussi de ménager de petites poussées d’adrénaline aux Libanais nourris aux secousses. Sans oublier les photojournalistes qui prennent de là-haut des vues imparables de Beyrouth supplicié ou les manifestations artistiques qui s’y déroulent régulièrement. La route qui continue d’avancer vers la mer conduit tout droit vers le café Chatila. Vieux de la vieille, c’est depuis 1930, mais oui, que ce vénérable restaurant ne désemplit pas. Raouda ou Chatila, les appellations diffèrent mais les tables accueillent indifféremment des Beyrouthins branchés qui aiment le côté populo du lieu, des familles dont les enfants dégustent en piaillant des frites au ketchup, des journalistes aux grosses lunettes et qui parlent à voix basse et des personnalités célèbres tel l’acteur Rafic Ali Ahmad qui en a fait son quartier général. À côté, le Sporting Club, fondé par un groupe d’Américains en 1922, n’affiche sa fatigue qu’en apparence. Pas besoin de le retaper, l’endroit plaît justement par ce côté un peu désuet. Un peu cliché peut-être la description des lieux mais comment faire autrement tant ces endroits sont aussi ancrés dans le décor que la Grotte aux Pigeons ! 

   

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