Il s’agit d’un journal de bord, comme celui que l’on tient lorsque vivre pèse lourd. Charif Majdalani nous transporte dans son univers intime, au sein même de sa famille et transcrit ses réflexions et son ressenti, dans un pays où chaque jour qui passe réserve, en sus des humiliations, un chapelet d’incertitudes.
Il faut dire que 2020 a été une année particulièrement éprouvante, apportant son lot de malheurs dans un pays gangrené par la corruption, sous l’emprise d’un pouvoir mafieux qui tient le peuple et ses deniers en otage. L’auteur décrit le quotidien du citoyen qui est acculé à revoir sans cesse sa vie et sa vision à la baisse. À s’adapter aux restrictions financières, à voir ses épargnes partir en fumée, simplement et purement « volées- volatilisées ». Parce que le pays vit, paraît-il, au-dessus de ses moyens. Il danse et il festoie depuis plus de trois décennies sur une illusion. La parité USD/LL fixée à 1517 était un leurre et les mots rassurants du gouverneur de la Banque Centrale un mensonge cousu de fil blanc. On le découvre avec effroi, alors que de nombreux signes d’alertes auraient du nous alarmer, mais le « miracle libanais » a le mythe tenace, jusqu’au déni.
En entamant son journal, la démarche initiale de Charif Majdalani relevait davantage d’une catharsis personnelle, comme pour tout écrivain qui trouve refuge dans l’écriture, lorsque le temps des épreuves s’éternise. Mais les jours passant, la réalité a fini par prendre le pas sur une fiction envisagée l’espace d’un court moment. Il ne pouvait pas « inventer » mieux que ce que sa réalité lui servait.
Le 4 août 2020, entre Zola et Tarentino
Au fil des jours qui se suivent sans se ressembler, en chute libre dans un gouffre sans fond, on arrive au 4 août, à cette phrase laissée en suspens, comme portée par le souffle macabre qui a rasé Beyrouth. Et puis, quelques jours de silence, le temps que la sidération extrême passe… Le temps que l’écrivain puisse reprendre sa plume pour transcrire l’innommable et faire le décompte des horreurs vécues, celles des pertes immenses au niveau personnel et amical ; celles des blessures visibles et surtout les invisibles ; celles qui forceront la protection de son épouse Nayla, psychothérapeute, elle-même victime traumatisée et analyste impactée à la fois par son trauma et par celui de ses patients. Nayla qui se mettra elle aussi à écrire pour évacuer son angoisse, et qui partagera ses écrits avec Charif lequel les intègrera au sein de cet ouvrage, comme une suite naturelle de son récit.
Oui, la tragédie est plurielle, le « Moi » a été soufflé par l’explosion. Il s’est transformé en un amas de bris de verre baignant dans une mare de sang. Tarantino n’aurait pas mieux fait, même dans ses films aux scénarios les plus invraisemblables…
Charif Majdalani poursuit son « j’accuse », entamé dès le début de l’ouvrage, nommant les responsables de cette boucherie, fustigeant la caste politique qui affiche, avec une arrogance doublée de mépris, son indifférence face à la catastrophe.
Il emmène ses lecteurs avec lui dans les moindres déplacements de son quotidien et les associe à ses questionnements et à ses décisions.
Beyrouth 2020, journal d’un effondrement est un livre ouvert, au sens propre comme au sens figuré. Un ouvrage prêt à accueillir les naufragés d’un Liban de fiel et de sang dont les fils agonisent ; ces nombreux concitoyens qui trouveront l’écho de leur propre douleur dans le récit dense et implacable de l’auteur.
Oui, il suffit de peu de mots, mais de beaucoup de talent, pour raconter si bien l’indicible…Merci.
* Beyrouth 2020, Journal d’un effondrement est publié en coédition chez Actes Sud et l’Orient des Livres- Lauréat du Prix Femina- Spécial du Jury.
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