Beirut Narratives: témoigner et afficher
17/05/2021|Emma Moschkowitz
Les deux sœurs envisagent l’initiative comme une co-création : les acteurs principaux du projet sont ces témoignants, 80 personnes au total, leurs proches, des Libanais de l’étranger, des infirmiers, des artistes, des enfants, qui ont tous vécu les événements, à leur manière. Céline insiste sur la nécessité de donner la parole aux enfants : “Ils ne savent pas s’exprimer de la même façon, mais n’en sont pas moins traumatisés. La peinture, le dessin, leur permet d’extérioriser. Leur rôle est essentiel. Moi-même, j’habite à Beit Mery avec mes deux filles. Elles n’ont pas entendu l’explosion, mais, dans les jours et les semaines qui ont suivi, je ne savais pas quoi leur dire, comment leur expliquer, que Beyrouth est “cassée””. Pour elle, qui a vécu l’événement depuis les hauteurs de Beyrouth, c’est le son qui restera l’élément le plus parlant, “exactement le même bruit, assourdissant, qui avait résonné dans toute la ville lors de l’assassinat de Rafic Hariri, en 2005”. Tatiana, c’est depuis le Canada qu’elle apprend la nouvelle, via Whatsapp. Entre les spéculations faites sur la réalité de la situation de la ville et de ses proches et la culpabilité de ne pas pouvoir aider, elle passe les jours qui suivent le 4 août à l'affût de chaque nouvel élément de réponse, traumatisée par les images, les vidéos, les coups de fil.
Alors, le besoin de témoigner, l’urgence d’immortaliser s’impose. “Cris Stridents”. “Nightmares”. “Invincible”. “I was bleeding”. “I thank God everyday”. “Arrachés. Déracinés”. Les mots récoltés sont inscrits sur des toiles de jute selon un code couleur correspondant à leur nature : description, émotion, réflexion. Les “fragments” ont ensuite été cousus les uns aux autres, de manière à créer une tapisserie qui est aujourd’hui suspendue aux façades des immeubles attenant au port.
Les phrases qui ont été choisies sont délibérément crues, une juste transcription des écrits des participants. Car les deux sœurs déplorent la “politique de l’autruche” trop souvent adoptée par les Libanais, notamment à propos de la guerre : “On essaie toujours de se cacher, d’oublier. On parle en permanence de la résilience, mais on n’y croit plus. Il faut ouvrir le discours, sur la psychologie, sur le trauma”. L’installation s’inscrit dans cette logique, en ce qu’elle permet d’immortaliser les ressentis, afin qu’ils ne soient jamais oubliés. Bien conscientes de la douleur que peut encore provoquer le souvenir de l’explosion pour beaucoup de Beyrouthins, elles insistent sur la nécessité d’affronter sa mémoire rapidement, de l’inscrire durablement, sans quoi elle s’estompe, s’altère, se pervertit. “Ce n’est pas une expérience, qui passera. Les vécus et les émotions ne sont pas temporaires. Tout ce que nos responsables veulent, c’est que l’on s’adapte. Que l’on accepte, et que l’on passe à autre chose. Mais on ne va pas bien. On ne peut pas oublier, il ne faut pas oublier. Notre but est de rappeler, d’aider et de faire appel à la réflexion de chacun, pour agir et appeler la communauté internationale à trouver un coupable. Pas de deuil possible sans justice.”
La fresque est destinée à voyager, dans d’autres quartiers de Beyrouth, dans d’autres régions du Liban et même à l’étranger. Un tissu commémoratif, en constante évolution, qui vise à contrer l’amnésie, à soigner.
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