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Antoine Kababbé : « Où allons-nous ce soir ? »

02/10/2023|Gisèle Kayata Eid

Des souvenirs, du vécu, mais aussi beaucoup d’histoires pour cet amoureux de Beyrouth qui présente son documentaire sur ce qu’était la night life de la capitale d’avant 1975. Un régal.

 

La petite salle de la bibliothèque Assabil à Monnot est remplie à craquer. Un petit homme s’avance pour introduire en toute modestie son film : « J’ai tout fait moi-même avec un trépied et mon vieux portable. Je suis allée sur les lieux et j’ai raconté l’histoire ».

Et voilà que sous nos yeux renaissent bars, cabarets, night clubs du Beyrouth d’avant-guerre. C’est la night life levantine dont ont rêvé tous ceux qui sont venus pour y tourner un film, boire un verre avec les jolies Libanaises ou traiter affaires entre un whisky et une vodka devant une danseuse du ventre… et pas des moindres. Nadia Gammal, les splendides filles du Crazy Horse, Joe Diveirio qui chante aux Caves du Roy, et rechante Ho Capito Che Ti Amo pendant plusieurs années…

Parce qu’avant 1975, toute la jetset mondiale et artistique était folle de cette capitale sémillante et ouverte au monde. La voici qui ressuscite sous nos yeux dans les salles enfumées de la rue de Phénicie, de Zeytouné, de Ain el Mreissé, là où les plus grands chanteurs et les troupes les plus célèbres se sont reproduits, au Kit Kat, à l’Épi-Club, endroits de prédilection des années 50… Et partout dans ce Beyrouth d’antan, notre « Amor Amor Mio », détruite par les bombes puis pulvérisée par les tracteurs de la reconstruction. 

 

Mais qui est Antoine Kabbabé et pourquoi ce film si judicieusement intitulé « On va où ce soir ? » comme il était courant de se demander entre copains de sa génération ? Attablé autour d’un café, nullement fatigué à sa sortie d’une formation cinématographique de deux jours, organisée par le Métropolis, il raconte simplement… tout comme dans le film. 

 

« Je vis dans le passé. J’ai eu une enfance très dure, une jeunesse perdue puis la guerre est arrivée. Je suis un homme de souvenirs. Là, je me rattrape en leur donnant corps. À part toutes mes cartes d’embarquement et une collection de montres à gousset, je ne suis pas vraiment ce qu’on peut dire un collectionneur, mais je garde tout ce qui me rappelle ma jeunesse et mon adolescence. Oui je vis dans le passé. »

 

Ce n’est pas votre première production qui fait honneur au passé 

En effet mon livre « La dernière séance » est un gros album des 220 salles de cinéma recensées exhaustivement sur tout le territoire libanais. Un travail colossal qui a rendu hommage à mon amour du cinéma. L’ouvrage sorti en mai 2022 a eu un énorme succès. Je ne m’y attendais pas. Cela m’a encouragé à sortir mes archives personnelles, c’est-à-dire toutes mes photos et films conservés depuis des dizaines d’années. 

 

Pourquoi avoir décidé de sortir un film plutôt qu’un livre ?

Parce que je suis beaucoup plus à l’aise avec la caméra. J’aime la pellicule et depuis ma tendre enfance, la caméra m’a toujours attiré. Petit à l’âge de 8, 9 ans, alors qu’un copain nous montrait des photos sur le projecteur de son père, je me suis approché et d’un tour de main, j’ai actionné la manivelle plus vite. Les photos se sont succédé, j’avais créé un film. Plus grand, toujours avec un super 8, je photographiais mes amis, les endroits que je visitais. Plus tard avec ma femme, touriste française à l’époque, j’ai aussi filmé énormément. Durant la guerre, quand j’allais à Paris pour mes affaires, je visionnais plusieurs films par jour pour rattraper tous ceux qui ne passaient pas au Liban pour cause de bombardements. La vidéo est mon medium naturel.

 

Mais votre film est bien plus qu’une succession inanimée de pellicules 

Bien sûr. J’ai vécu dans les bars. J’ai une mémoire de l’endroit. Ce qui se passait ici. Qui a chanté et où, etc. À partir de là je dépoussière mes archives, je fais des recherches sur internet, dans les revues, les journaux et les films. Je visionne tous ceux qui ont été tournés au Liban ou en partie et je repère les noms, les places qui m’intéressent. Je vais à la rencontre de gens qui peuvent me donner des informations. Je fouille pour donner des renseignements précis : qui était propriétaire, quand ce cabaret a été créé, démoli… Dans le film je montre Antoinette Nahas qui chante…   J’ai cherché son disque pendant 40 ans. Non pas parce qu’il est particulièrement beau mais parce qu’il date des années 60… « Bayn tâbek wou tâbek in’ata3 fina el ascenseur, qu’est-ce que nous allons faire ? Qu’est-ce que nous allons faire ? Ta’akharna 3ala el coiffeur »… Une fois toutes les données recueillies, je me suis filmé devant l’endroit actuel où jadis se trouvait la boîte, la taverne en question pour raconter mon expérience personnelle. Puis j’ai procédé au montage, j’ai choisi la musique… Mais il ne faut pas croire pour autant que je sois réalisateur. Loin de là. 

 

Donc à moins de trouver quelqu’un qui ait eu votre âge et qu’il ait vécu toutes les choses que vous avez expérimentées, ce documentaire est quasiment impossible à reproduire.

Exactement. C’est un travail d’amateur, mais authentique et précieux. Il faut avoir été au Blow up, au Morocco, à la Licorne, etc. pour savoir l’ambiance qui y régnait. Je suis peut-être la dernière génération qui peut se rappeler ce qui était et qui n’est plus. Ceux qui nous ont précédé n’ont pas laissé de trace sur ce Beyrouth d’antan. Je suis inquiet que tout passe à l’oubli et que nos enfants et les générations qui vont suivre n’aient jamais connaissance de la richesse de ce patrimoine.

 

Qu’allez-vous faire avec vos autres souvenirs ?

Je réalise actuellement trois autres documentaires. Un sur Borj, un autre sur Hamra et le troisième sur les plages de Beyrouth. 

 

Comment allez-vous procéder par exemple pour Borj qui a été littéralement rasé ?

Mes archives sont conservées par thème : cinémas, cafés, cabarets, pharmacies, bordels, le tout à partir de ma mémoire. J’avance avec la caméra, cette fois-ci celle de Delphine Darmency qui me filme. J’ai repéré 35 arrêts environ durant lesquels j’introduis mes informations, les photos, les interviews et mes histoires. Par exemple, ici il y avait l’ « Automatique », on y mangeait du chocolat mou, des bananas split, etc.   

 

Et pour Hamra ?

Je vais ressusciter tout ce qu’il y a dans mon souvenir :  cafés-trottoirs, salles de cinéma, cabarets, les orchestres qui y jouaient, les flippers, le bowling… Je ne raconte ni l’histoire, ni la géographie, je raconte l’histoire de ceux de ma génération qui ont connu et vécu le Hamra d’avant la guerre.

 

Et pour les plages ?

J’ai commencé par les plages de mon quartier à Gemayzé où j’allais moi-même me baigner tout jeune : Abou lazzeh, Abou hatab là où se trouve l’EDL et l’autoroute Charles Hélou, à Médawar où, avant qu’il n’existe d’aéroport à Beyrouth, un hydravion, dans les années 20, se posait régulièrement pour prendre le courrier des Français avant de repartir. Vidéo trouvée par exemple dans les archives de l’INA, l’Institut (français) national de l’audiovisuel. 

 

Qu’est-ce qui vous emballe le plus dans votre projet ?

La satisfaction du public. Son appétit insatiable à savoir comment c’était avant. Pour le moment je n’ai aucun but commercial. Peut-être plus tard quand j’aurais une série de plusieurs films. Raouché est aussi dans mon point de mire. Il est trop tôt pour moi de penser à cette étape. J’en suis au plaisir de consigner tous mes souvenirs. De laisser une trace. 

 

Des souvenirs, du vécu, une mémoire prodigieuse, mais aussi beaucoup d’histoires drôles dans votre documentaire. Et Antoine Kabbabé, toujours amusé, de répondre

« C’est peut-être mon plus de tout pimenter avec un trait d’humour. »

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