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‘La nuit, j’écrirai des soleils’* de Boris Cyrulnik ou comment échapper à l’horreur du réel…

19/04/2019|Bélinda Ibrahim

 

« La littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas » Pessoa. Écrire peut-il guérir, voire tout simplement aider à vivre ? Peut-on carrément parler d’une « littérature de la résilience » ? La majorité des auteurs qui nous font vibrer ont eu une enfance compliquée, douloureuse ou atypique. Dans son tout dernier essai, Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, fait le tour d’horizon de ces auteurs-là, en dévoilant également une partie de son histoire personnelle : celle d’un enfant que la Gestapo avait arrêté à l’âge de 6 ans, mais qui a survécu- après avoir perdu sa famille- au désert affectif grâce à la chaleur de son milieu d’accueil. Il met en lumière, dans son ouvrage, les bienfaits de ces « mondes de mots » qui nous sauvent et du pouvoir de guérison que recèle l’écriture.

C’est en revisitant l’enfance fracassée d’écrivains célèbres que Boris Cyrulnik a articulé son ouvrage qui vient de paraître, au titre étrangement poétique.
Il s’est employé à raconter, à coup d’exemples concrets, ces enfances damnées ou sauvées, dont certaines nous sont familières puisqu’il s’agit surtout de nos auteurs phares, ces « voyous de la littérature »qui nous séduisent par leur passé douloureux. Il affirme qu’un enfant sans Autre ne peut agencer son intimité puisque sa mémoire est vide et qu’il ne saurait exister sans le regard de l’Autre. 
Également, qu’une enfance lisse ne porte pas la promesse d’un « à venir » adulte sortant du lot.Dans ces cas-là, il est indéniable que le travail de l’écriture métamorphose la souffrance et aide à appréhender son malheur autrement : « en écrivant, on raccommode son moi déchiré ». Autant d’affirmations qui viennent confirmer que le mot écrit est loin d’être la traduction exacte du mot oral. À ce mot écrit viennent s’ajouter notre subjectivité et le sens émotionnel que nous souhaitons lui donner. Cette part de nous, qui en fait une « création » unique. Pareil pour lessouvenirs,dont la construction « résulte de mémoires différentes », comme ceux de Romain Gary lequel, « sécurisé par une mère ardente et dynamique, apprenait à composer des chimèresflamboyantes uniquement pour lui plaire ».
L’auteur évoque également les guerres et leurs terribles conséquences, les enfants sans famille, l’adoption, l’absence de soins maternels, ledéveloppement affectif des orphelins. Il met en exergue les tout premiers mois d’enfants souffrants de carences affectives sévères, qui se manifestent par des cris et des pleurs jusqu’au moment où ladite carence se prolonge tellement qu’elleéloigne toute réactionémotionnelle. L’enfant devient alorsléthargique, mais si la mère ou le substitut lui est restitué, son trouble disparaît avec une rapidité surprenante. En effet, dès que le cerveau de l’enfant est enfin « circuité » par la langue maternelle - cette langue acquise corps à corps-, son monde prend une forme particulière qu’il dessinera par ses mots.

Écrire pour supporter la perte d’un être aimé ou la résilience absolue
Autre exemple : Rimbaud, qui a pourtant un besoin impérieux d’affection, ne parvient à créer un monde de mots que lorsqu’il est isolé. C’est un taiseux et un solitaire qui cache son besoin de l’autre, voire qui s’en prive, pour créer le manque. Le simple fait d’écrire change alors son goût du monde… « Quand tout va bien, les hommes ont des bonheurs ridicules, mais quand tout va mal, ils ont des malheurs merveilleux ».Ce n’est pas par hasard que les poètes morts, voués à la misère et aux grandes souffrances,sont généralement les seuls à embellir, pendant des siècles, l’âme des écoliers !« Le manque aiguillonne le plaisir de vivre. C’est dans le noir qu’on espère la lumière, sous la pluie on attend le soleil, en prison on rêve de liberté » affirme Cyrulnik. Pour ceci, il suffit de mettre à la place du bonheur disparu une représentation qui nous comble de joie et donne un sens à notre existence.
Si l’on sombre dans la mélancolie,l’on risque de se retrouverdans une sorte de « monde assoupi » dans lequel on végète commeun « homme inhabité ».
Il est alors possible de moins souffrir de la perte d’un objet d’amour en faisant un récit, ainsi la construction affective d’un événement évoluera de pair avec la mémoire. Les mots deviennent interactifs, on parleenfin du défunt (amour).
D’après Cyrulnik, « ce n’est pas l’amour qui sécurise, mais l’attachement. » Parlant de la relation mère enfant, il est évident qu’une mère perdue dans sa brume intérieure n’est pas une présence, puisqu’elle ne répond pas au besoin d’attachement de l’enfant. En revanche, l’auteur affirme connaître « des mères absentes dont l’enfant est fier. Pour elle, il dessine un cœur, lui écrit un poème qu’il espère lui donner à son retour. Elle n’est pas dans le contexte physique, mais elle vit intensément dans le psychisme de l’enfant ou elle y compose une image identificatoire qui le sécurise ».
Pour en revenir au thème de l’écriture thérapeutique résiliente, le pivot autour duquel s’articule cet essai, Cyrulnik affirme et démontre, exemples à l’appui, que le simple fait d’écrire aurait une fonction d’apaisement après la phase de sidération traumatique. La vie psychique qui s’éveille lentement peut alorsêtre aiguillée par deux directions opposées : celle de la rumination si le souffrant est laissé seul, ou celle de la métamorphose de l’horreur lorsque le traumatisé est soutenu et qu’il a la possibilité de s’expliquer, par le biais de l’écriture, mais aussi par celui de la parole. Il pourra enfin « voir autrement son malheur ».
L’ouvrage de Cyrulnik s’inscrit dans la lignée des « livres-guérisseurs » qui proposent des remèdes simples, mais puissants, comme le pouvoir de l’imaginaire, celui des rêves et bien entendu celui de l’écriture.Il souffre néanmoins d’une faille majeure : l’écriture à elle seule ne peut pas guérir un être en souffrance. Elle ne peut donner les résultats escomptés que si elle est doublée d’une thérapie analytique. L’auteur zappe totalement cet aspect pourtant essentiel. S’exprimer par la parole, d’accord, mais il ne s’agit pas de se confier à ses amis, ou à ses proches, mais de se fier à l’écoute précieuse que seule la troisième oreille d’un(e) psychanalyste est capable d’offrir...
Pour finir, si le titre, tout comme les têtes de chapitre, est doté d’une résonnance poétique, le contenu, lui, est très documenté, fouillé, et souffre parfois de récurrences, un peu comme s’il était question de s’assurer que le lecteur finirait par assimiler la leçon…ou pas.

* Éditions Odile Jacob

 

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