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30/04/2015|Nicole V.Hamouche

’’Rien n’est aussi puissant qu’une idée dont le temps est venu’’ Victor Hugo

Je déjeune comme j’aime, des plats chauds, généreux, légers et colorés dans un petit bistrot de Mar Mikhael, Motto, qui ressemble plus à un meson madrilène qu’à un café libanais. Je mange sri-lankais et je me régale ; Nimal me raconte que c’est lui qui a fait la cuisine. Il cuisine libanais aussi. Je croise là un Mexicain, une Slave, des Français et un des proprios du resto, Tony Sfeir, un entrepreneur un peu artiste, c'est-à-dire un homme qui crée de nouveaux concepts, à cheval entre la production artistique ou artisanale et le business ; un homme qui poursuit une idée qui le branche, voire qui l’habite, et qui se lance quand bien même le concept n’est pas prouvé et qu’il semble plutôt hasardeux – au regard des critères généralement en pratique.

Tony avec son partenaire Karim Ghazzi a lancé Motto, ce resto de cuisine ethnique (indien, éthiopien, sri-lankais, brésilien, péruvien, marocain, iranien, etc.) dont le principal motto est que le client paie ce qu’il souhaite, à la mesure de son appréciation et de son plaisir. En même temps que de faire découvrir la cuisine ethnique à un public qui n’y est pas spontanément portée, Motto fait découvrir les joies de ’’l’économie participative’’ ou ’’sharing economy’’ et ce qui va avec, à savoir la confiance. Le pouvoir de la confiance, lorsqu’on veut bien faire ce pari ; celui de la donner. Le soir, Motto ne dévide pas ; les clients reviennent, non seulement parce qu’ils peuvent payer comme ils le souhaitent, mais surtout parce qu’ils aiment. Et étonnamment beaucoup paient plus que ce que la carte aurait sans doute affiché… peut-être parce qu’on leur a fait confiance pour juger par eux-mêmes de l’expérience. C’est cette même confiance qui fait que des sites comme Home Exchange, Air BnB ou Bla Bla Car qui cartonnent : on prête son appartement ou sa maison à un couple, à une famille ou un individu venu de l’autre bout du monde contacté par Internet en échange du leur, ou on loue son appartement ou une chambre à des internautes, ou encore on prend d’autres en covoiturage. Des expériences, dans leur grande majorité, très réussies car entreprises dans un même état d’esprit. De lâcher prise et de ce qui va avec, à savoir la confiance et la curiosité - sur lesquels repose tout modèle de société coopérative, qui enclenche des rapports harmonieux et vertueux.

Cela va plus loin puisque ça touche le financement ; c’est cette même foule anonyme composée néanmoins d’individus très présents et conscients, assoiffés de proximité et de contribution, qui finance mille et un projets via les plateformes internet de crowdfunding. A travers le monde mais chez nous aussi : Zoomal, la première plateforme de crowdfunding dans la région Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord basée à Beyrouth et créée par un jeune entrepreneur libanais, a permis à plusieurs projets : sociaux, éducatifs, artistiques… de voir le jour, améliorant ainsi indirectement le sort de beaucoup et faisant la lumière sur des talents tels que Mashrou’Leila ou Tania Saleh qui ont pu grâce au soutien d’un public virtuel, mais bien présent - parfois plus que les investisseurs institutionnels ’’brick and mortar’’ autrement plus dotés - se produire au-delà des frontières. 

L’argent vient dans la mesure où les projets montrent une face de la région, autre que la désespérance et la violence. Le plus beau aussi est que l’on voit souvent des expatriés arabes financer ces projets, mais aussi parfois des Brésiliens ou des Japonais. Comme ceci, à distance, parce qu’ils ont aimé l’histoire, parce que les belles histoires transcendent les frontières. Ainsi, ni le nationalisme, ni le capitalisme sauvage ne sont-ils plus moteurs de l’avenir. Clairement montré ses limites, et à Davos même, les grands maitres de l’économie mondiale et autres décideurs avaient convié cette année encore - pour une deuxième année consécutive - Matthieu Ricard, le célèbre moine bouddhiste et écrivain, proche du Dalai Lama, chantre de l’altruisme et de la compassion, qui vient d’ailleurs de publier un livre intitulé ‘Comment rendre nos sociétés plus altruistes ?’. Dans cet ouvrage, dans lequel il réunit autour du Dalai Lama, des scientifiques, des économistes et des acteurs sociaux de renommée mondiale, Ricard pousse à réfléchir une question qui urge, celle d’introduire davantage de bienveillance au cœur de nos systèmes économiques et sociaux en déshérence ; étant prouvé y compris à l’échelle de l’évolution des espèces, que la coopération a toujours amené à des niveaux de complexité et de progrès bien plus élevés que la compétition. Pour ceux qui n’adhèrent pas à un discours spirituel, Ricard montre que ’’l’altruisme n’est pas qu’une valeur morale, mais aussi une valeur pragmatique ; bien plus en adéquation avec la réalité que l’égoïsme. L’égoïste se coupe de la réalité en imaginant qu’il est une entité autonome capable de vivre sans se préoccuper du sort des autres’’. 

’’De même qu’elles se sont questionnées sur la légitimité de l’esclavage ou sur l’égalité hommes-femmes, les civilisations s’interrogent désormais sur l’expression des qualités humaines dont nous avons le potentiel’’ écrit Matthieu Ricard, à l’heure où paradoxalement en Orient, terre mythique de la convivialité et de la spiritualité, nous en sommes encore à nous écharper plus férocement que jamais, à nous entretuer et à courir pour intégrer un modèle économique et social, déjà remis en cause par ceux-là même qui l’avaient instauré . ’’Le temps de l’altruisme arrive, c’est évident. Parce que, de toute façon, nous n’avons plus le choix’’ écrit Ricard. Chez nous, encore plus qu’ailleurs, avons-nous le choix ? Et pourtant… 
 

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