‘Autorise-toi’ pourrait être le titre moins sexy de la pièce de Lina Abyad, qui se joue à guichets fermés comme presque toutes les pièces de cette passionaria du théâtre et de l’humain. Moins sexy puisqu’à juste titre il s’agit dans cette pièce, de sexe, d’éros, ou de ce que la psychanalyse appelle la libido. Libido et éros ne se résument pas au coït ; plutôt une impulsion de vie, son jaillissement. Et le sexe féminin ne se réduit pas à un réceptacle pour mâle en mal de puissance. Se plaindre du nombre d’orgasmes dans la pièce, certaines spectatrices trouvant que cela en faisait un peu trop, qu’il aurait pu y avoir un seul ; faire un décompte en la matière, c’est tout d’abord en nier l’essence même et surtout réduire le propos d’une metteure en scène de la facture de Lina Abyad.
La pièce prône clairement le droit des femmes au plaisir, mais pas seulement ; elle prône surtout le droit à être soi-même, le droit à vivre sa singularité, sa différence : son célibat, son homosexualité, sa féminité, etc., le droit à vivre tout simplement, par delà le bien et le mal, puisque tous ces personnages, quels qu’ils soient ne sont qu’humains, trop humains. Y compris les femmes, victimes, parfois consentantes même si inconscientes et démunies, qui entretiennent elles-mêmes le système patriarcal, en se pliant au désir de l’homme renonçant au leur, le caressant dans le sens du poil ainsi que du portefeuille ; et en élevant leurs filles dans cette méprise. ‘‘Ce sont les mères qui transmettent le mieux l’héritage de la soumission à leurs filles, là où les femmes ont le moins de droits’’, écrit Marie Lion Julien dans ‘Mères libérez vos filles’. Lina Abyad et Joumana Haddad ne cherchent pas à faire Mai 68 en France à Beyrouth en 2016 ; elles visent plutôt à légitimer le désir, moteur, sans lequel il n’est pas d’existence, que de la survivance.
Le désir s’inscrit dans le corps ; ce n’est pas par hasard si sommes des êtres incarnés. Nier le corps, celui de la femme a fortiori, donneur de vie, c’est nier la vie en elle-même. La haine et la peur du féminin reviennent d’ailleurs dans toutes les périodes d’obscurantisme. La violence se déchaine sur cette force de vie que recèle le sexe féminin ; laquelle échappe, au connu et à toute catégorisation. La femme voilée qui hurle sa douleur et sa rage d’être écrasée, brimée, signale au passage à son geôlier i.e. l’homme qu’il est lui, prisonnier d’une cage encore plus grande que la sienne. Celle du mythe de la toute puissance que le mystère de l’hystérique, à laquelle ces comédiennes sur scène revendiquant leur droit à jouir de leur utérus - hystérique vient d’utérus - pourraient faire penser, vient troubler. ‘‘La jouissance féminine peut commencer par une chatouille et se terminer par un incendie’’ disait Lacan. Les tenants de l’ordre établi ont du mal avec ce feu.
Hystériques ou plutôt nanas, femmes matrices, accueillantes, généreuses… Les odalisques qui investissent la scène ; la prostituée et la ’’grosse’’ , felliniennes, magistralement campées, ont quelque chose des nanas de Nikki de Saint Phalle, symboles de joie, de sensualité, de féminité alla granda, à une époque - vers la fin des années 1960 – où ‘‘la féminité était écrasée, y compris dans les hommes, (comme le disait l’artiste) dans un monde sur-scientifique qui privilégiait les qualités masculines, du cerveau abstrait, de la performance, de la technicité, au détriment du côté humain, magique, féminin. L’homme est autant que la femme victime de ce monde qu’il a créé’’. Il s’est écoulé un quart de siècle et Nikki de Saint Phalle, féministe et grande dénonciatrice de la violence, doit se retourner dans sa tombe ou dans son ciel, là où elle se trouve. Rien n’a changé ; depuis du moins dans notre partie du monde. Bien au contraire, la chasse au féminin et à la vie est entreprise par des hommes qui se sont mis en tête d’apurer l’humanité en la pourfendant.
On sort de cette ‘‘cage’’ théâtrale comme les visiteurs sortaient de la Hon/Elle, gigantesque Nana, sculpture offrant son vagin comme entrée au public : ‘‘broyé, digéré’’, ou un peu ‘‘transformé’’, pour utiliser une expression plus soft que Lina Abyad affectionne. A un journaliste qui demandait à Niki de Saint Phalle si la Hon broyait et digérait son public, l’artiste répondait par l’affirmative : ‘‘Oui, puisque les gens n’étaient pas tout à fait pareils quand ils sortaient et quand ils entraient’’. C’est ce qui se passe quand on va voir les pièces de Lina Abyad qui ne laisse pas de répit. ‘Kafas’. Regarder la réalité en face, à travers l’illusion théâtrale et la corporéité. La puissance du théâtre émane incontestablement de celle-ci. Celle de la vie aussi.
Lina Abyad met en scène comme Nikki de Saint Phalle, sculpte et peint. Avec voracité, avec joie, avec fureur. Et le plus beau est que cette fureur créative trouve dans Beyrouth un lieu d’accueil qui ne se trouve nulle part ailleurs dans le monde arabe au jour d’aujourd’hui. Les nuits effervescentes du Caire que racontent Tobie Nathan dans ‘Ce pays qui te ressemble’ ou Lamia Ziade ‘Dans Ô nuit, Ô mes yeux’, ne sont plus. Chantre de la liberté, Abyad se fond dans la ville qui veut symboliser encore cette première par excellence, la nôtre. Grosse mince, pute, amoureuse, mère, gay, hétéro, célibataire, divorcée, voilée, dévoilée : toutes se retrouvent sur les planches du cabaret en sous sol, sans issues de secours et dans cette ville du vivre ensemble.
Tant que les artistes peuvent y exprimer tout leur talent comme ils le souhaitent, tant que 150 personnes se bousculent même les dimanches et les lundis au théâtre, on est en droit d’espérer. En dépit des relents de déréliction. La censure, y compris religieuse, semble avoir développé un peu d’humour et de distance. La tragi-comédie de l’amour halal, ‘Bil Halal’ est elle aussi à l’affiche allègrement au cinéma Métropolis : des musulmans pratiquants essaient de gérer leur vie amoureuse et leurs désirs sans enfreindre les préceptes religieux. Car sans amour et sans éros, pas de créativité ; sans créativité, pas de vie. C’est bien parce que la femme et l’art célèbrent la vie que l’Etat islamique s’en prend à eux de la même manière que l’ont fait toutes les formes d’inquisition qui l’ont précédé. Et c’est bien pour célébrer la vie que Joumana Haddad et Lina Abyad font sortir les femmes et l’art de leurs cages dans ‘Kafas’.
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