‘‘En tirant sur moi, je tirais sur la société et ses injustices, en tirant sur ma propre violence, je tirais sur la violence de mon temps’’ disait Niki de Saint Phalle - qui fait l’objet d’une grande exposition au Grand Palais à Paris actuellement - à propos de sa série ‘Tirs’. La violence de son temps, c’était la guerre du Viêt-Nam, la guerre d’Algérie, la crise des missiles de Cuba, le racisme aux Etats-Unis et le sort réservé aux femmes…
La violence de son temps, c’était également selon elle, la froideur de la technique, la place sacro-sainte accordée à celle-ci et à la tête au détriment du cœur, de l’intuition, du féminin ou ce qui est réputé comme tel. Qu’aurait-elle dit aujourd’hui Niki de Saint Phalle? Qu’aurait-elle dit à l’heure où ce n’est plus la technique mais la technologie qui est érigée en valeur suprême ; la 3G au lieu de la troisième dimension ? A l’heure ou l’on fait un bébé tout seul - on ne peut plus dire toute seule - que l’on ait soixante ans ou quatre vingt, que l’on soit homme ou femme, etc ? Qu’aurait-elle dit ou croqué si elle avait assisté aux massacres de Boko Haram, de Bachar el Assad, à la tuerie de Charlie, si elle avait vu le film Schéhérazade de Zeina Daccache ? Soixante quinze femmes emprisonnées entassées dans quelques mètres carrés depuis des années ; qui dans l’attente d’un jugement ; qui pour avoir tiré sur un mari qui les battait et qui les trompait, qui pour s’être trouvée paumée à la rue à cause de la violence du père, qui pour adultère ou insoumission à l’homme, etc ? Des femmes qui néanmoins trouvent encore la force de tchatcher, de chanter, de danser et de sourire, de se confier, en dépit des années de cachot et d’injustice ; des femmes qui nous arrachent des rires autant que des larmes.
Elle aurait sans doute confirmé que les femmes sont puissance de vie comme elle se plait à le souligner en parlant du pouvoir naturel, biologique de création de la femme ; étranger à l’homme. Elle aurait confirmé que ces femmes d’Orient, musulmanes ou chrétiennes, vingt ou cinquante ans, venues d’un milieu ultra-conservateur, ont une liberté de ton rafraichissante. Elles parlent de sexe, d’ennui, de brutalité, de poésie, de tendresse… sans ambages. Elle est voilée, par choix et elle adore danser ; elle est mastoc et elle ‘‘rêve d’être une femme au vrai sens du terme’’, caressante et caressée ; elle est enfermée derrière les barreaux de la violence conjugale mais elle s’adresse à un cahier, presque tous les jours pour ne pas perdre sa vraie liberté ; et ne voit pas le ciel et elle crie à la mer ’’ya bahr, ô mer, emmène-moi chez mes aimés, emmène-moi chez toi’’, elle n’a pas de dents et elle rit à pleines dents. Ces Schéhérazade de la prison de Baabda qui explorent et racontent leur propre histoire publiquement, dans un féroce désir de ‘cicatriser’ et de changer de vie, apparaissent bien plus libres que la plupart de leurs compatriotes prisonnières et prisonniers des barreaux fictifs néanmoins en acier de mentalités oppressives et rigides. Libérées en tous cas par la grâce du théâtre et d’une de ses amazones, Zeina Daccache, battante comme le sont des femmes nombreuses dans notre société, actrices derrière les rideaux ; des femmes sans lesquelles, le tissu social se serait sans doute effrité il y a belle lurette. Que ce soit au niveau de la santé, de la santé mentale, de l’éducation, auprès des plus démunis, etc, ce sont elles qui soutiennent, elles qui pourvoient. Femmes matricielles, femmes ventre, accueillantes comme ces Nanas géantes de Niki de Saint Phalle à la fois joyeuses et puissantes, manifeste d’un monde nouveau ou le pouvoir se déclinerait au féminin.
Le pouvoir de Zeina Daccache qui va à la rescousse de ces prisonniers dans l’obscurité des cachots de Roumieh ou de Baabda ; de Nada Kano avec ‘The Dream Project’ qui convertit à la danse des enfants défavorisés, leur ouvrant des horizons nouveaux ; le pouvoir de Hazar Maheni qui crée en Turquie une école qui accueille en deux ans 2000 enfants refugiés syriens pour leur donner de l’espoir ; de Sofia Amara qui s’est ‘Infiltrée dans l’Enfer syrien’* pour témoigner, pour secouer les consciences ; de Souad Ballita et Jeanine Safa qui ont créé l’IRAP pour les sourds-muets… Pour que la voix porte. Parce que la voix est la voie : parce qu’elle permet la rencontre et le débat et partant le vivre- ensemble. Et si on la donnait un temps aux femmes pour enfin faire la paix - les hommes n’y étant pas parvenus, bien au contraire ? ‘‘Le communisme et le capitalisme ont échoué. Je pense que le temps est venu d’une nouvelle société matriarcale’’ disait Niki de Saint Phalle. ‘‘Vous croyez que les gens continueraient à mourir de faim si les femmes s’en mêlaient ? Ces femmes qui mettent au monde… je ne peux pas m’empêcher de penser qu’elles pourraient faire un monde dans lequel je serais heureuse de vivre’’. Il y a peut-être quelque chose à méditer dans Niki tout autant que dans Charlie.
Nicole V. Hamouche
*Titre du livre de la journaliste paru chez Stock il y a quelques mois
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