"Il y a des jardins qui n’ont plus de pays
Et qui sont seuls avec l’eau
Des colombes les traversent bleues et sans nids"
Georges Schéhadé
L’image de Nadia Tuéni me revient arpentant en escarpins les ruines du centre-ville, enveloppée dans un manteau bordeaux dans le film ‘Hamassat’ (murmures) de Maroun Baghdadi... Bordeaux amour, bordeaux sang ; ou la poésie d’une ville en ruine. C’est l’exposition Photomed qui ramène à ma mémoire cette image. Peut-on être nostalgique de quelque chose que l’on n’a pas connu ? Je n’ai pas connu ce cœur battant de Beyrouth, mais c’est comme s’il coulait dans mes veines, de plus loin. Nostalgie intra-utérine, voire antérieure, ou simplement nostalgie propre à nous autres libanais, Beyrouth ayant été tellement dévastée, défigurée que l’on s’attache aux images cliché d’un passé d’abondance et de joie, par réaction ?
Les photos ‘Beirut in motion’ à l’hôtel le Grey me font penser à l’Italie ; surtout les palmiers en bonne santé, sur les grandes places comme la Place des Martyrs. Ils n’y sont plus, et ceux de la corniche ont perdu de leur superbe. Une photo du Bois des pins ou ‘’Horsh Beyrouth’’, nature, où je vais souvent courir ; m’arrête aussi… Lui aussi va être dénaturé par un projet architectural, confié il est vrai à un architecte de talent. Mais quel est ce besoin de toujours manucurer, combler le vert, construire sans cesse ? Et si l’on s’arrêtait un instant pour déconstruire, pour faire de l’espace dans la ville, dans nos cœurs ? Ce parc de Solidere que j’attends depuis dix ans depuis que je suis rentrée à Beyrouth et dont on m’avait montré les plans alors ; je m’y promènerai peut-être un jour avec une canne...
Un jardin s’il vous plait. Un jardin pour souffler, pour cultiver le sien. Un jardin pour l’humanité, pour l’universalité, pour la fraternité ; comme celle des ‘Portraits d’Orient’ réunis à Gallery à Saifi. Qu’ont en commun, cette bédouine de la steppe syrienne, ce cavalier tcherkesse d’Asie Mineure, ces écoliers arméniens de Tokat et ce paysan du Mont-Liban photographié par des missionnaires jésuites dans la région ? Sans doute ce lien à la terre, comme la fille d’Allah de Farjallah Haik - qui vous ramène à votre condition humaine, universelle, par-delà la couleur : de peau, le costume, des opinions - comme Jaman, syrien, coiffeur et musicien, employé par la galerie pour la durée de l’expo qui me reçoit à la galerie et qui me raconte combien il aurait aimé vivre à cette époque, celle des photos exposées. Il a vingt ans pourtant ; il fait donc théoriquement partie de la génération digitale, mais il est nostalgique lui aussi d’une époque qu’il n’a pas connue. Nostalgie originelle ? Ou alors nostalgie d’une époque plus organique, plus physique ? Espaces physiques, lieux de mémoire, chargés d’histoire… Symboles fédérateurs, dont on ne peut faire abstraction. Chez nous, ils ont été décimés.
Comment s’y retrouver ? Comment continuer à aimer Beyrouth ? On a besoin de ce lien charnel qui nous unit à la ville ; sans quoi on ne s’y retrouve pas, ne s’y reconnaît pas. Exactement comme en amour.
La place des martyrs ne ressemble plus à la Place des Martyrs, les souks ne ressemblent pas à des souks et le front de mer est dévoré par des tours géantes. En cinq minutes exactement dans un mini film monté par Philippe Aractingi, on le voit d’emblée. Les images de ces lieux symboliques de la ville en trois temps sont projetées simultanément sur trois écrans : le même lieu avant-guerre, pendant et maintenant ; la Place des Martyrs, les souks et le front de mer. Qu’est-ce qui fait que je trouve plus belles celles d’avant plutôt que celles de maintenant ? Leur poésie, leur vie hirsute malgré la violence ? Est-ce parce que dans le présent les rues des souks sont vides et que les constructions s’érigent seules ? Comme si rien ne bougeait ; comme si ça n’était pas des souks.
Même un passage dévoré par les herbes folles durant la guerre m’apparait d’une beauté plus sauvage que celle de certaines rues aseptisées d’aujourd’hui. J’aime mieux quand ça dégage… Un peu de mémoire, un peu d’herbe, pour irriguer, ma folle terre, pour sa permanence : ‘‘J’appartiens à ma folle terre (…) je ne suis libre que de sa permanence’’ écrivait Nadia Tuéni qui n’a eu de cesse de s’engager dans l’âme de Beyrouth, poète pour un amour.
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