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Hommage au pianiste Miguel Angel Estrella

08/04/2022|Zeina Saleh Kayali

Miguel Angel Estrella : Barbarie et musique 

Il y a des textes singuliers, il s’agit souvent de témoignages. Celui qui vous est donné de lire est récité avec conviction par un pianiste sud-américain d’origine libanaise, dont un fonctionnaire argentin a eu la prémonition de nommer le grand-père libanais Estrella, qui est la traduction exacte de Najem. Ce témoignage, il faut le lire et le partager avec tous ceux que vous aimez. 


Je sais ce qu’est la barbarie humaine et j’en témoignerai jusqu’à mon dernier souffle.

Comme des milliers de Sud-Américains, j’ai été la cible du tristement célèbre Plan Condor, campagne d'assassinats, disparitions forcées, haine aux paysans, ouvriers, populations originaires, guérilleros ; conduits conjointement par les services secrets de plusieurs pays d’Amérique Latine. Les dictateurs en place envoyaient des agents secrets poursuivre et assassiner les dissidents politiques parfois aux quatre coins du monde. Diverses techniques de terreur étaient employées, allant de la noyade jusqu'à la transmission d'enregistrements sonores de cris de proches torturés aux ‘vols de la mort’ qui consistaient à précipiter les opposants vivants dans l’océan, à partir d’hélicoptères militaires. 

J’ai été enlevé à Montevideo en 1977 et séquestré pendant deux ans et demi. Pendant mon enfermement, mes camarades de détention et moi avons subi des tortures quotidiennes extrêmement violentes sans jamais voir le visage de nos bourreaux, car, pendant ces séances, nous avions les yeux bandés, une cagoule sur la tête et nous étions totalement nus. Nous étions à l’absolue merci d’êtres sauvages, hommes et femmes. La barbarie à l’état pur. 

Le chef des barbares, celui qui dirigeait les séances de torture et dont je reconnaissais la voix, jour après jour, me disait: ‘‘Tu es pire que les guérilleros, car avec ton talent de pianiste et ton sourire tu mets les ‘nègres*’ dans ta poche’’. Puis plus tard, ‘‘Nous allons te garder 18 ans et te détruire grâce à des méthodes sophistiquées. Tu ne pourras plus être un pianiste, ni un père, ni un amant. Tu seras une loque’’, et enfin ‘‘Puisque tu ne veux pas collaborer, nous allons te couper les mains’’. Et à ce moment-là, j’ai entendu le bruit de la scie électrique s’approcher de mes mains. Je lui dis alors ‘‘Que Dieu vous pardonne pour ce que vous allez faire’’ et le bruit de la scie s’est arrêté.

Je ne savais pas, alors, qu’un tel nombre de comités et d’associations s’étaient créés pour me soutenir et se battaient pour me faire libérer. Je pense pouvoir dire que j’ai été sauvé par l’amour, sauvé par la musique. Y aurait-il eu cette mobilisation générale si je n’avais pas été le musicien que je suis ? Qui sait ? Je dois la vie à mon engagement musical.

En ce qui concerne les enfants des bidonvilles et des régions défavorisées, j’essaye de sauver ces enfants de la barbarie et de leur misère quotidienne, par la musique. Mais pas seulement. Car l’ONG Musique Espérance que j’ai fondée il y a trente-deux ans propose à ces enfants de l’éducation, du sport et de la pratique artistique. Cent pour cent des jeunes qui ont bénéficié de cet enseignement se sont extraits des trois fléaux générés par la pauvreté : délinquance, drogue, prostitution.

Comment terminer ce témoignage sans parler de mes origines libanaises qui me sont si précieuses ? Au début du 20e siècle, mon grand-père, de la famille Najem, a quitté son petit village à côté de Marjeyoun pour l’Argentine. En arrivant sur place, pour dire son nom, il a désigné le ciel et le préposé à la douane l’a inscrit sous le nom d’Estrella qui est la traduction exacte de Najem.

Je suis retourné dans le village de mes origines en 1984 et ce fut pour moi une grande émotion, tout le monde voulait être mon cousin ! C’est suite à ce voyage que les Nations Unies ont mis en place l’hôpital mobile qui pendant neuf ans a sillonné la région du Chouf et dont les frais étaient couverts par les recettes de mes concerts à travers le monde.

Propos recueillis par Zeina Saleh Kayali 

* Expression méprisante pour désigner les paysans et les ouvriers. 
 

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