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Quetzal : ‘‘Je pense que le fait d’être une femme dans le graffiti n’a jamais été un problème pour moi’’

12/09/2019|Boutros al Ahmar

Les préjugés et le sexisme font partie des plaies communes à tous les pays, et le Liban ne fait pas exception. Mais à Beyrouth par exemple, en prenant le temps de bien regarder, on trouve de plus en plus d’exemples d’une société qui bouge, lentement, vers la bonne direction. ‘Quetzal’, jeune artiste d’une vingtaine d’années, en fait partie. Ce petit bout de femme, aussi brillante que timide, parcours les rues de la capitale depuis bientôt deux ans, le sac rempli de bombes de peinture, et l’esprit libre. La liberté, en tant que femme et en tant qu’artiste, est au centre de sa pratique du graffiti : ‘‘J’ai choisi le nom ‘Quetzal’, parce que c’est le nom d’un oiseau qu’on trouve principalement en Amérique du sud, et qui selon une légende meurt si il est mis en cage. Il se laisse mourir parce qu’il ne supporte pas l’idée d’être enfermé. J’aimais bien cette idée, ce symbole de liberté’’ explique-t-elle dans un sourire.

 

Loin des clichés

Née à Beyrouth, elle commence très tôt à sillonner la ville, en quête de pépites architecturales cachées et de ces lieux abandonnés qui peuvent recéler trésors et points de vue imprenables.

 ‘‘J’adorais les bâtiments traditionnels libanais, mais aussi ceux plus récents, jamais terminés. Quand j’avais à peu près quinze ans, j’ai commencé à remarquer les graffitis et à m’y intéresser. Et comme j’aimais beaucoup marcher j’en dénichais parfois dans des endroits plutôt… atypiques on peut dire (rires), et ça me fascinait’’. 

C’est ainsi qu’elle commence, d’abord avec deux amies, à s’intéresser à ce monde difficile d’accès. Nul besoin d’invitation, et aucune envie d’entrer dans le moule que la société beyrouthine créé pour les femmes de son âge. Elle tracera son chemin d’artiste seule, quand ses compères en resteront à une posture de passionnées.

On lui pose alors la question : comme beaucoup d’autres, pensait-elle qu’il s’agissait d’une discipline exclusivement masculine ? Elle réfléchit une poignée de secondes, plissant les yeux tandis qu’elle cherche les mots adéquats.

 ‘‘Je pense que le fait d’être une femme dans le graffiti n’a jamais été un problème pour moi’’. 

On tombe un peu des nues, agréablement surpris. Elle continue :

 ‘‘Même si je me doutais bien que ça devait être un monde majoritairement masculin. C’est plutôt ma timidité et mon manque de confiance en moi qui m’empêchaient de passer à l’acte. Le fait de savoir que d’autres femmes faisaient du street art ne m’a pas particulièrement encouragée. J’étais contente de voir qu’elles faisaient partie de la scène bien sûr, je savais que Lynn Acra faisait des peintures dans la rue, qu’il y avait une femme appelée Nush qui faisait des oiseaux sur les murs avec les graffeurs… Mais s’il n’y avait eu que des hommes, j’aurai tout de même tenté ma chance’’.

 

Construire son style

Rapidement, une poignée de graffeurs la prennent sous leur aile, l’invitent à rejoindre leurs crews, sans préjugés.

 ‘‘Les graffeurs libanais ne m’ont jamais fait sentir qu’en tant que femme je n’avais pas ma place dans le graffiti. Je pense que dans d’autres pays ça aurait pu être le cas. Je pouvais leur envoyer mes sketchs pour qu’ils me donnent leur opinion, ils m’accompagnaient pour peindre… Et ça m’a vraiment aidée d’avoir des avis honnêtes et constructifs. J’ai senti une évolution à deux niveaux différents : sur papier déjà, dans la construction des lettres, dans l’ajout de détails et d’extensions. Et sur mur, je sens une grosse différence dans la maitrise de la bombe, à chaque peinture ça me paraît un peu plus simple, comme si je passais des paliers’’.

Mais déjà, elle veut se démarquer, trouver sa marque de fabrique, son ton. 

‘‘J’essaye de peindre des choses diverses : des lettres latines, des lettres arabes… J’aimerais bien équilibrer les deux. La plupart des graffeurs qui écrivent en arabe aujourd’hui ont commencé par le latin, et j’aimerais voir comment mon style pourrait évoluer si je travaille les deux en même temps. Et j’ai le projet de faire un mur avec une thématique qui me tient à cœur. L’une des premières choses à laquelle j’ai pensé c’est la condition de femme ici. Comme je travaille les lettres, ça sera un mot ou une phrase, en arabe ou en anglais, c’est compliqué de choisir. Parce que les femmes qui travaillent ici, les travailleuses étrangères, les domestiques, ne parlent pas forcément ces deux langues, et j’ai envie de toucher un maximum de gens. Je pense donc à collaborer avec un ou une autre artiste, qui pourrait illustrer le message, afin de le faire comprendre au plus grand nombre’’.

Mais l’envie d’attirer l’attention sur ce sujet majeur au Liban ne se traduit pas par une volonté de ‘féminiser’ son graffiti au quotidien. Elle l’affirme, le graffiti est à ses yeux au-delà des différences homme-femme :

 ‘‘Je ne crois pas avoir un style particulièrement féminin. Je pense que ton style de graffiti vient de choses que tu vois, qui te marquent, qui construisent et qui forgent ta manière d’appréhender la chose. Certains graffitis ont des caractéristiques qu’on associe aux hommes ou aux femmes, mais il arrive souvent que ça soit des fausses pistes. J’ai des amis graffeurs qui utilisent souvent des formes arrondies, ou du rose… Et ça ne dit rien à leur sujet !’’
 

 

Beyrouth accueillante

Plus la discussion se prolonge, plus certains clichés tenaces tombent, balayés par les anecdotes successives. Lorsque nous suivons Quetzal alors qu’elle peint les lettres REK (le nom du crew libanais dont elle fait partie) sur l’avenue Fouad Chehab, les automobilistes lui lancent des encouragements, le pouce levé et le sourire incrédule. Et elle ne semble pas s’en étonner.

 ‘‘Parfois, quelques amis m’accompagnent, mais en général je peins seule, comme aujourd’hui. Les gens sont souvent assez surpris de voir une jeune femme en train de peindre seule dans la rue. Je pense qu’ils ne sont pas encore tout à fait habitués au graff, puisque c’est tout récent ici, et j’aime bien cette réaction de surprise parce que j’ai l’impression qu’elle aboutit à une remise en question de la place de la femme dans l’espace public’’.

Cet environnement accueillant lui permet de laisser libre cours à sa pratique artistique, et de préciser la manière dont elle interagit avec sa ville :

 ‘‘Pour l’instant, je peins le plus souvent dans des rues que j’affectionne, ou qui n’avaient pas beaucoup d’intérêt et où j’aimerais voir de la couleur. Jamais sur des murs très récents ou très anciens. Et j’essaye de plus en plus de ne pas choisir n’importe quel mur. Je préfère garder certains spots pour une peinture particulière que j’ai en tête : par exemple, si je peins un ‘REK’ pour mon crew, je le fais le long d’une grosse avenue au cœur de Beyrouth. Mais bientôt j’aimerai peindre un ‘HOPE’, et je préfèrerais qu’il soit dans une petite rue cachée. Comme plusieurs autres graffeurs, je pense qu’on peint pour offrir quelque chose à la ville. Et comme ‘hope’, l’espoir, est quelque chose de positif et d’important, j’ai envie de le faire dans un quartier où les habitants en ont peut-être plus besoin. On est plusieurs à écrire ‘hope’ ou d’autres mots très simples qui ont une signification universelle, ou à ajouter des phrases à côté de nos graff pour donner notre avis sur certains sujets. Je pense notamment à Old Beirut Matters’, qui signifie que nous sommes attachés au patrimoine de notre ville, que l’on souffre de la voir détruite’’.


 


 

Une responsabilité assumée

Malgré sa vision du graffiti comme un art accessible à tous et à toutes, la jeune femme ne se fait pas d’illusions sur les efforts qu’il reste à faire pour atteindre une véritable égalité entre les sexes :

 ‘‘Il arrive quand même que des hommes me gênent quand je peins, par des mots vulgaires ou des tentatives de séduction déplacées, mais ce sont des gens qui me gêneraient de toute façon, simplement parce que je suis une femme. Ca n’a rien à voir avec le graffiti, sauf qu’évidemment quand on passe trois heures sur une peinture ça laisse plus de temps pour se faire importuner. C’était décourageant au début, mais j’ai appris à en faire abstraction. Il est aussi parfois frustrant de voir que lorsque je peins avec d’autres graffeurs, ce sont aux hommes que le public s’adresse le plus souvent, comme si les gens ne pouvaient pas s’imaginer que nous faisions la même chose’’.

‘‘Je sais que certaines femmes sont découragées par la réputation masculine du graffiti, donc quand d’autres ou moi-même nous lançons dans cette activité, ça peut aider des jeunes filles à trouver le courage de le faire aussi. Je reçois régulièrement des messages de filles qui veulent s’essayer au graffiti et qui semblent être rassurées par le fait que je sois acceptée par la scène beyrouthine. Lorsque je peins dans la rue, je sens qu’une fois la surprise passée, les gens commencent à accepter l’idée d’une femme qui se balade seule et qui fait un peu ce qui lui plaît. Je pense que plus ils verront des femmes qui se distinguent dans la rue ou en public par le chant, la danse, le graffiti ou autre, plus ils auront des chances de changer leur perspective sur les rapports hommes/femmes’’.

Notre temps est presque écoulé. En guise de conclusion, les mots de la jeune femme se suffisent à eux même :

 ‘‘Je marche toujours autant dans Beyrouth, j’aime toujours en explorer les recoins les moins connus. Ce qui a changé c’est qu’avant, il n’y avait pas chez moi cette idée de laisser une trace. Aujourd’hui, j’ai envie de laisser quelque chose de positif là où je passe. Je pense qu’au-delà de sa valeur esthétique ou décorative, le graffiti et les messages qu’il véhicule sont important, ils peuvent faire réagir, réfléchir, que le public soit d’accord ou pas avec la démarche. Et ça attire aussi l’attention sur des choses que l’on n’aurait pas remarquées sans les peintures qui y figurent. Des bâtiments abandonnés, détruits… Ca ne change pas nécessairement leur valeur, mais ça leur ajoute un intérêt nouveau’’.

 Elle s’arrête un instant, puis reprend :

 ‘‘J’ai très envie de continuer mon voyage graffiti sérieusement. Comme j’étudie le graphic design, j’aimerais que les deux disciplines grandissent ensemble, puisqu’elles se nourrissent l’une l’autre, avec la typographie ou les lettrages très graphiques… J’aimerai aussi voyager à travers le graffiti, aller à des festivals à l’étranger pour y rencontrer d’autres graffeurs, me confronter à d’autres styles, et aussi me faire connaître un peu. Et une dernière chose très importante : j’espère que la scène graffiti libanaise continuera à évoluer avec les mêmes valeurs et la même atmosphère positive et bienveillante, à encadrer les nouvelles générations… Et qu’il y aura de plus en plus de femmes présentes sur les murs, jusqu’à ce que ça soit considéré comme normal’’.

Instagram : Quetzal961


 

A propos de l'auteur Boutros al Ahmar
Journaliste de formation, je suis arrivé à Beyrouth en tant que freelance en septembre 2013. Dans le cadre de mon travail pour le magazine Agenda Culturel, j’ai pu rencontrer l’ensemble des graffeurs de la scène libanaise, qui sont devenus pour moi une seconde famille. Grâce à leurs conseils et à leur soutien, je me suis lancé dans le monde du graffiti, et au cours des années qui ont suivi j’ai participé à l’organisation de divers workshops liés à cette pratique, avec des élèves de lycées aussi bien qu’avec des adultes. J’ai également créé, en 2015, le premier « graffiti tour » du Liban, que j’organise chaque samedi lorsque je suis à Beyrouth. Le tour attire chaque semaine des libanais et des étrangers, de 17 à 65 ans, qui s’intéressent à ce que raconte les murs de la ville. En janvier 2016, l’Institut Français m’a invité à présenter une conférence sur le graffiti libanais dans le cadre de la « Nuit des Idées », qui avait pour thème « l’Art, créateur de lien social ». En 2017 enfin, j’ai participé à la création d’un documentaire sur le graffiti libanais (« Graffiti men Beirut », de Sarah Claux et Nicolas Soldeville). Ces expériences m’ont permis de développer différents outils de sensibilisation, mais aussi d’initiation et de pratique plus poussée auprès de publics divers et variés autour du graffiti et de sa culture.

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