Reading Marie Al-Khazen’s photographs : (ré)écrire l’histoire au féminin
11/05/2021|Julia Mokdad
« Marie Al Khazen n’était pas unique ». Les premiers mots de l’autrice Yasmine Nachabe Taan annoncent l’âme du livre. Ou plutôt, son essence. Délier les secrets d’une époque encore couverte de mystère, parce qu’abandonnée aux flots des prototypes. Dans ce mouvement, il semble que l’identité de la femme libanaise des années 20 n’ait pas survécu. Elle en ressort estompée, sinon effacée, et l’on pourrait alors s’adonner à croire que l’histoire du pays des cèdres ne s’est érigée qu’à travers ses patriarches. « Nous n’avons pas assez écrit sur ces femmes qui ont forgé l’histoire artistique et culturelle du Liban - et du monde arabe. Et ma vocation, c’est aussi ça. De mettre mon énergie à transmettre l’empreinte de ces femmes à travers les âges ». Par le biais de son œuvre Reading Marie Al-Khazen’s photographs, c’est un devoir de mémoire que Yasmine accomplit, restituant à ces femmes le mérite dont on les a dépouillé à travers le récit d’une figure à la fois différente et commune à toutes les femmes.
« Les oxymores s’enlisent dans notre culture »
Doit-on qualifier Marie al Khazen de femme arabe ? Yasmine Taan se pose encore la question au bout du fil. Cosmopolite retirée dans le village de Zgharta au Nord du Liban, la photographe dépeint dans son sillage la presque oxymore qui lie - et sépare - la femme moderne à la femme arabe. Si son regard n’est que local, la vision du monde sémite qu’elle porte derrière sa lucarne n’en est pas moins empreinte de modernité. Une modernité que Yasmine tend à qualifier d’hybride. Décryptée tant par ses clichés que par les techniques et les angles qui les définissent. « Elle peut capturer des femmes derrière un volant, et d’autre part, nous montrer les mêmes femmes à dos de chameau. Cette modernité, entreprise mais inachevée, Marie Al Khazen en était fière. Et elle la revendiquait ». Tout comme elle revendiquait la souveraineté féminine de ses clichés, jusqu’à introduire ostensiblement, sur une photo de abadays, sa silhouette d’amatrice professionnelle, investissant l’espace, signant son œuvre d’une touche surréaliste.
Durant ses années d’activité, la néo féministe indigène nage à contre-courant. Elle déblaie sur son passage les codes hiérarchiques et les représentations des genres inculqués par la société. Ni enfants, ni mariage. Plutôt que de féconder, elle placera la femme au nombril de ses clichés, repoussant l’homme à la périphérie, jouant de mises en scène ludiques bien trop simulées pour être anodines. « Deux femmes déguisées est un portrait des plus intriguant » confie Yasmine Taan. Et de décrire « Sur cette photo, deux femmes sont assises, cigarette à la main, costumes masculins sur les épaules. Et un tarbouch. En dessous du regard condescendant du patriarche cloué aux murs, elles réussissent elles aussi, dans leurs oripeaux, à élever le menton et défier non seulement l’objectif, mais aussi la personne qui regardera la photo. Ce comportement est aux antipodes de ce que la société attendait d’une femme ». Faut-il alors à l’époque, se doter des attributs masculins pour légitimer son existence ?
Déguisements à l’image de Claude Cahun, mises en scène à l’effigie de Karimé Abboud, photos coupées, premiers plans proéminents, superposition des images. Erreurs candides ou véritable apologues visuels, les négatifs sauvés par le collectionneur éveillent la curiosité et appellent désespérément aux analyses. Un cri qui remonte des abysses de l’oubli et que la professeure entend relayer dans le pays de la thawra.
Une lecture personnelle
« Ce livre a été pour moi une escapade libératrice. Il m’a permis de prendre une respiration profonde » se remémore Yasmine Nachabe Taan. Pourtant, le processus de recherche n’a pas été facile. Refus de coopérer, méfiance de l’entourage, arbre généalogique mutilé, il a parfois même étouffé les aspirations de l’autrice. Heurtée à l’absence de support textuel, c’est une histoire orale que Yasmine Taan a dû reconstituer, exerçant avec les membres de la famille un travail de mémoire autour de la figure Marie Al-Khazen.
Et pourtant, amusement frivole ou satire - divertissement ou arme politique ; ces multiples disputes, le livre ne les tranchera pas. « Comme le titre l’indique, Reading Marie Al-Khazen’s photographs est une lecture, et c’est ma lecture personnelle que je propose page après page. Les réponses que j’avance ne sont pas absolues. Chacun est libre de labourer ce legs à sa façon ». Libres, ou plutôt invités. Pour Yasmine Taan, ses mots ne forment qu’une ligne de départ. « Lorsque j’ai fait la proposition du manuscrit à la maison d’édition, je devais décrire le lecteur cible de la publication. A ce moment précis, je me suis alors rendu compte que son contenu s’adresse à plusieurs catégories de lecteurs : des historiens, des sociologues, des chercheurs en études de genres, mais aussi en études du Moyen-Orient. Il peut être lu par des critiques d’arts, des théoriciens et anthropologues de la photo ». Un livre pluridisciplinaire donc, à l’image des photos qu’il étudie, qui, comme Taan l’espère, devrait permettre à d’autres écrivains et chercheurs de se mobiliser, afin de trouver les réponses aux questions qu’il soulève lui-même, et ainsi, tenter de poser une vérité sur le sempiternel mystère Marie Al-Khazen. Histoire à continuer…
Reading Marie al-Khazen’s photographs est en vente dans les librairies Antoine, et sur le site du groupe éditorial Bloomsbury
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