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Nidaa Abou Mrad ou le prodigieux retour à la musique modale européenne

22/09/2021|Alain E. Andrea

Sous les auspices de l’Institut culturel italien et du Beirut Art Film Festival (BAFF), et dans le cadre de la célébration à Beyrouth du septième centenaire de la mort de Dante Alighieri (1265-1321), le professeur Nidaa Abou Mrad et l’Ensemble de musique médiévale de l’Université Antonine (EMM-UA) ont rendu, les 15 et 16 septembre, un vibrant hommage au poète italien, en interprétant, en création mondiale, Dante e Beatrice : una lauda spirituala italo-levantinaune, une musicalisation historiquement informée d’extraits de La Divine Comédie et de vers d’Abou Ala’ al-Maarri (973-1057), l’un des inspirateurs du florentin.

 

Baignée de spiritualité onirique et d'érudition cosmographique, La Divine Comédie, somptueusement tissée par le sommo poeta (« poète suprême ») florentin, Dante Alighieri narre l'itinerarium d'une tumultueuse descente dans les vallées lugubres de l'Hadès où la moindre lueur crépusculaire ne tarde pas à se diluer dans une obscurité sépulcrale. Ce voyage initiatique du maître italien, à la recherche de l'accomplissement de la créature selon l'image parfaite de son Créateur, se poursuit dans le royaume montagneux des ombres incertaines, présumé trait d'union entre l’éternité des damnés et celle des élus, et s'achève, à l'aube d'une palingénésie de l'humanité, dans l'harmonie primitive de l'apocatastase. Ce fleuron de la littérature universelle enchantera, tout au long des siècles, à travers ses allégories fulgurantes illustrant la fatalité de la chute et la gloire de la résurrection, une myriade de génies de la musique d'art harmonique européenne dont Gioacchino Rossini, Franz Liszt, Piotr Ilitch Tchaïkovski, Giuseppe Verdi et Sergueï Rachmaninov. Aujourd'hui, sept siècles après la mort du sommo poeta, c'est par le soulignement de l’unité de la langue musicale modale de la Méditerranée, concomitante à l’unité mystique des quêtes initiatiques qui rassemble les Fidèles d’Amour de Mare Nostrum, que Nidaa Abou Mrad et son ensemble universitaire de musique médiévale, ont rendu hommage à l'épopée poétique atemporelle de cette figure de proue de la littérature mondiale.

 

Il est 20h, la grande salle de la résidence Dagher à Gemmayzé, arborant un style typique de l’architecture beyrouthine, est comble. Le rideau s'apprête à se lever sur un ensemble qui, entre plongée dans la Judaïe et ascension vers l’Empyrée, se lance à la conquête de l'outre-tombe. L'heure de vérité sonne et le la est aussitôt donné par le konzertmeister. Dès les premières notes, Nidaa Abou Mrad, armé de son kemâncheh persan, se montre éloquent avec une sureté de somnambule. Après un bref solo d'introduction, l'ensemble, formé de Christo Almaoui au luth, Ghassan Sahhab au psaltérion/cithare et Nidaa Abou Mrad à la vièle à pique persane, s'ébranle, en un tutti glorieux allegro ma non troppo, bâti sur un ostinato rythmique, qui ne tarde pas à s'imposer comme premier thème principal (Thème A, emprunté à Safiyuddîn al-Urmawî, compositeur de la fin de l’ère abbasside) de ce concert. Le trio se livre ainsi à la peinture de la bribe levantine du prologue dont la pureté stylistique des octoéchos hagiopolitains et l'alacrité rythmique séduisante accentuent à l'extrême son caractère cantabile. Entrecoupé à cinq reprises par des cadenze improvisées (communément connues sous le terme de « taqsîm » dans la musique monodique modale levantine), le thème principal retentit six fois avant que la voix chamarrée et plaintive de Rafqa Rizk dont la prodigieuse virtuosité n'estompe pas à la sensibilité la plus délicate, résonne aux quatre coins de la salle. Elle évoque alors, en arabe, une interrogation d’Abou Ala’ al-Maarri: « Et si quelqu’un revenait du monde des morts, pourrait-il nous raconter qui a été sauvé et qui est resté aux enfers ? ». Le thème principal refait, par la suite, surface et conclut, sous un tonnerre d'applaudissements et d'acclamations, la première moitié du prologue. 

 

Quelques secondes de silence s'écoulent avant que Nidaa Abou Mrad pénètre à nouveau la scène, revêtu d'une vièle à archet européenne médiévale (sur une reproduction en lutherie, réalisée à partir d’images des XIIe et XIIIe siècles). Le prologue se poursuit, alors, dans sa bribe italienne médiévale, par un solo du maître de l'archet, caractérisé par une maîtrise exceptionnelle et une rigoureuse fidélité stylistique. Les deux autres musiciens entrecroisent aussitôt leurs sonorités en une conversation centrée sur un nouveau thème (Thème B, celui de Lamento di Tristano, composition instrumentale du Trecento italien, en premier mode grégorien) plus sombre, allant subitement d'un andante à un allegro (thème de la Rotta du Lamento di Tristano), avant de céder la parole à Virgile (incarné par Christo Almaoui) et Béatrice (incarnée par Rafqa Rizk) de La Divine Comédie de Dante qui s'apprête à affronter « les épreuves du chemin et de la pitié » (paraphrases de la Manfredina, autre composition instrumentale du Trecento). Ce dialogue, riche en mélismes caractéristiques de la liturgie rûm orthodoxe, exécutés avec la plus grande finesse, met en musique (paraphrases d’un Saltarello, autre composition instrumentale du Trecento) des vers du chant II de l'Enfer, qui sert de préface au premier cantique de l'œuvre dantesque: les vers 52 à 57 chantés avec justesse par Christo Almaoui, et les vers 58 à 72 chantés avec un timbre enclin à l'exaltation par Rafqa Rizk. Le prologue atteint ainsi son point culminant et s'achève par une reprise du thème B.

 

L'EMM-UA poursuit l'exposition de ses tableaux sonores somptueusement colorés, faisant allusion au Jardin des délices du peintre néerlandais Jérôme Bosch. Avec les lamentations poignantes de sa vièle, Nidaa Abou Mrad entame la descente vertigineuse aux enfers dantesques et fait usage de motifs bouleversants de chant rûm du Vendredi Saint. La transposition musicale du vers 9 du chant III de l’Enfer (« Vous qui entrez, laissez toute espérance »), répété à dix reprises en arabe et en italien par Christo Almaoui (incarnant Dante), amplifie, dans un élan apothéotique, le crescendo dramatique. Un subito forte détonne brusquement et pousse, avec véhémence, l'atmosphère sinistre de ce premier volet du triptyque, à son paroxysme, avec l'apparition lugubre du monstre Cerbère, dans les vers 13 à 21 du chant VI de l'Enfer. La visite du royaume des damnés se clôture par une répétition emphatique, à douze reprises, du vers 9 du chant III de l’Enfer, comme si le compositeur tentait de rappeler les douze Kyrie eleison (« Seigneur, aie pitié ») de la liturgie eucharistique de l'Église orthodoxe. Cette ingénieuse musicalisation du monde souterrain, où le symbolique prime sur le réel, peine, toutefois, à brosser le tableau d'un enfer dantesque démoniaque, comme dans la Dante-Symphonie (1856) de Franz Liszt, faute de contrastes de nuances et de grondement des percussions. Il est fort à parier que cela ne relève du pur hasard. Le périple de l'auteur/acteur dans le royaume des pénitences s'amorce avec le thème B du prologue en sa bribe italienne médiévale, exécuté cette fois-ci andante. L'ensemble se révèle plus porté par un souffle narratif, mettant en scène Dante (Purgatoire, chant XXX, v.62, 64-65, 70-72) et Béatrice (Purgatoire, chant XXX, v.73-75). La tension baisse, un calme précaire prédomine après l'ouragan infernal, et une lueur commence à se faire voir suite à l'interrogation évocatrice de Béatrice: « Ne savais-tu donc pas qu’ici l’on est heureux ?» (paraphrase du Jubilate Deo grégorien, en Protus authente ou premier mode grégorien). C'est alors que le jovial allegro retentit de nouveau (Rotta). On retiendra de ce volet la voix étincelante de Rafqa Rizk teintée d'enjolivures et de fioritures dans un chant particulièrement envoûtant.

 

Après le kemâncheh persan et la vièle à archet européenne médiévale, Nidaa Abou Mrad se sert du violon baroque, accordé selon la scordatura du violon levantin, pour dépeindre, pendant une demi-heure (soit la moitié du concert), le royaume des élus. De lumineuses séquences musicales, instrumentales puis vocales, improvisatives, dans le style de la Renaissance arabe, inaugurent ce dernier volet où l'on semble assister à une théophanie en musique. La voix retentissante et rayonnante d'un timbre clair de Christo Almaoui, avec une chaleur lyrique réchauffante voire même brûlante, conquiert le public hétéroclite, entraîné dans un tourbillon allant de la douce délectation jusqu'à l'extase voluptueuse. Ses improvisations, dans le mode sika, sur la traduction arabe (par Hasan Othman) des vers de Dante évoquant le silence infini des cieux, sont suivies par une série radieuse de cantillation sans faille, improvisée par Rafqa Rizk, à partir du Sanctus de la liturgie eucharistique catholique puis sur des vers en arabe de Dante, dans le mode bayati. Ce dialogue extatique entre Dante et Béatrice, en langue arabe, se poursuit et ainsi l'ascension musicale de Dante, sur le mode populaire du rast, vers l'Empyrée où resplendit une lumière de plus en plus flamboyante. L'œuvre s'achève par une interprétation musicale des vers 97 à 99 du chant XXX du Paradis et finalement par l'ultime vers (Paradis, chant XXXIII, v.145) du chef-d'œuvre dantesque (« L'amour qui met en mouvement le soleil et les autres étoiles ») où l'auditeur semble écouter les voix angéliques des chérubins et des séraphins glorifier le Tout-Puissant en toute harmonie (ou presque). 

 

« Chapeau bas, messieurs, voici un génie ! », écrivait, en 1831, Robert Schumann dans sa revue musicale pour faire l'éloge du talent du jeune Fréderic Chopin. Aujourd'hui, il est bien temps de renouveler cette citation en l'adressant au professeur Nidaa Abou Mrad et son ensemble qui ont prouvé, une fois de plus, que « le "progrès" ne veut pas dire obligatoirement "occidentalisation" » pour reprendre les mots du professeur Trân Van Khê, grand spécialiste de la musique traditionnelle du Vietnam, dans son article intitulé « Musique Orientale - Musique Occidentale » (1966) qui critique fermement les musiciens orientaux qui « dans le but de "moderniser" leur musique traditionnelle, ils collent une structure harmonique à une musique essentiellement mélodique ou monodique ». La revivification Abou Mradienne de la musique modale européenne et levantine est en marche et rien ne semble pouvoir l'arrêter. 

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