La Réfugiée, Rabih Alameddine, Les Escales, 2022
Traduit par Nicolas Richard
On rentre dans ce livre comme dans une grotte sans fond. On embarque dans une histoire de réfugiés syriens, largués à Lesbos (en Grèce) avec des bénévoles dévoués à la cause humanitaire. Sauf que le narrateur est transgenre. Petit garçon au Liban il a fui pour s’installer à Chicago et vivre sa vie de femme, médecin, mariée à une Haïtienne, il pense surtout avoir terminé avec son passé. Mais il rencontre un écrivain (qui se trouve être l’auteur que vous lisez, comprendre Rabih Alameddine, lui-même homosexuel) qui lui demande d’écrire le livre qu’il ne peut pas écrire.
Tout en racontant les malheurs de ces réfugiés en partance vers l’Europe, nous découvrons les récits de vie autant de celle qui rapporte l’histoire que de l’auteur réel. Nous voici dans un roman en quelque sorte autobiographique (masqué) qui relate une tragédie humaine que nous découvrons de l’intérieur et non plus telle que rapportée par les médias.
Cela pourrait être compliqué à suivre. Pas vraiment. Car ce serait oublier le talent immense de l’auteur d’« Une vie de papier » (Prix Femina étranger, 2016) qui arrive à nous intéresser au quotidien d’une Beyrouthine de 72 ans, seule au milieu de ses livres (ouvrage qu’il est venu présenter d’ailleurs au Salon du livre de Beyrouth en 2017). On lui doit aussi l’époustouflant « L’ange de l’Histoire », une claque magistrale aux biens pensants, très violent et pourtant écrit avec finesse, érudition et énormément d’esprit (qui lui a valu le prix Lambda Literary, 2017 pour le meilleur roman gay).
Dans « La réfugiée » (récipiendaire du prix PEN/Faulkner de la Fiction, 2022) l’ingénieur de profession, écrivain-peintre qui vit entre San Francisco et Beyrouth, nous captive tout autant. « Débauchée je fus, en pleine mue, me débarrassant de maints poids, de maints fardeaux, le plus lourd étant mon passé. J’ai renoncé à toutes les chaînes. J’ai courtisé l’amnésie... en Amérique, j’ai désavoué le nom de la famille. Je suis devenue la révolution permanente, libérée des contraintes bourgeoises, vivant au présent. »
Ce qui rend ce livre exceptionnel, bien que difficile à suivre, c’est le regard humain dont Alameddine enveloppe tous ces réfugiés dont il nous raconte leurs histoires avec son art inégalé de la digression. Mais il y a aussi toutes ces références aux statuts de migrants et à leur lutte pour s’intégrer : « Tu t’empiffrais de hamburgers et étanchais ta soif avec du Coca. Tu fonçais chaque soir dans des sex-clubs gays. Tu étais en train de t’assimiler, non d’un chien. Tu n’avais pas envie de rester un étranger dans ton pays d’adoption. Comment pouvais-tu expliquer à ton père que tu ne reviendrais pas, que tu avais choisi de devenir un citoyen du pays qui avait détruit son rêve (la maison qu’il avait bâtie en montagne) d’un seul obus de seize pouces ? » (tiré par le cuirassé américain New Jersey qui croisait en Méditerranée).
Il y a aussi son regard d’écorché vif à soulever les tourments de ceux qui souffrent des problèmes de genre, notamment les Arabes : « Je leur ai dit que le système était incapable d’appréhender le cas d’une relation amoureuse entre deux hommes masculins. Il allait falloir féminiser un peu tout ça, juste un peu ou en tout cas. Un des deux allait devoir faire un effort. Ils ont paniqué. En seraient-ils capables ? Allaient-ils pouvoir faire semblant d’être un peu plus féminins ?... Sourire plus souvent. Vous voulez qu’on vous apprécie parce que vous êtes un homo. Vous vous habituez à sourire parce qu’ils ont le pouvoir sur vous. Où que vous alliez ils ont le pouvoir sur vous. La conciliation est votre amie. »
Un livre peut-être trop dense, mais très intense, qui alimente bien la trajectoire littéraire de Rabih Alameddine qui, lors d’une précédente interview, m’avait dit cette phrase qui résume bien son approche et le succès de ses livres : « Comment rester digne quand on est si marginalisé, comment garder le sens de l’humour, comment se considérer ? »
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