Avril 1975. Les libanais se revêtent de leurs vert-de-gris. La guerre, qui n’aura de civile que l’appellation, commence et le pays s’écartèle aussitôt. La terre craquelle, les territoires se fendent. Beyrouth-Est pour les chrétiens, Beyrouth-Ouest pour les musulmans. Et une communication balistique entre les deux. L’âge d’or est rapidement révolu, les lustres de cristal, eux, bientôt pillés. Car déjà, une guerre dans la guerre se prépare ; c’est la bataille des hôtels, prélude aux affrontements qui séviront pendant quinze longues années. Le Phoenicia, le Saint Georges et le fameux Holiday Inn, dominant le front de mer de Beyrouth, deviendront dès lors des lignes de démarcations improvisées et élastiques, des blocs de ciment criblés de balles où chacun joue sa vie pour le même pays.
2021. 46 ans sont passés. Le Paris de l’Orient a le vertige de ses hauteurs effervescentes. L’ancienne ligne de front qui fait face à la Méditerranée a effacé ses pages marquées de suie et de poudre noire, et le quartier est aujourd’hui l'un des plus côté de la capitale, avec un prix au mètre carré frôlant les sept mille dollars. Mais entre ces structures qui grattent le ciel, il y a ce cadavre jamais tombé, ce monument non répertorié, dont la façade d’un blanc martelé par les roquettes rappelle l’histoire à ressurgir sempiternellement.
Amour de jeunesse
Mira Al Khalil n’a pas peur des fantômes. Du moins pas de celui-là. Lorsqu’elle est encore enfant, alors qu’elle passe tous ses étés au Liban dans son pays natal, elle débute sans le savoir, une longue relation avec l’hôtel qu’elle trouve imposant, mystérieux, et paradoxalement, plein de vie. De son appartement qui lui fait face, quartier Clémenceau, elle apprend peu à peu à le découvrir, plus loin que ses murs, et à gravir du regard ses 24 étages, témoins muets de toute une histoire condensée. Elle le scrute, le sonde, et il devient alors pour elle le chêne géant de Beyrouth où les oiseaux reviennent petit à petit faire leur nid. L’espace vert qu’il manque à la ville, la preuve qu’une terre se dévoie par la violence des hommes. L’antre où s’enseigne la résilience. Sketch après sketch et au détour d’un acte manqué, elle empoigne ses instruments et pour la première fois en 2019, recrée sur la toile le bâtiment d’une touche indélébile.
Octobre 2019. Le soulèvement national rappelle aux Libanais les douloureux souvenirs de la guerre civile. Mira Al Khalil - alors employée dans une agence de médias, poste qu’elle a depuis lors quitté pour se consacrer professionnellement à l’art - ressort les tableaux qu’elle n’a jamais dévoilé pour une exposition à l’effigie de sa grande muse, « Mawja», et l’engouement qu’elle suscite la laisse pantois. « J’étais convaincue que cette période était le moment propice pour présenter mes travaux aux Libanais et en même temps, je n’étais pas certaine que ces derniers parviennent à se détacher du mouvement de foule.Mais beaucoup de gens se sont déplacés pour une escapade dans mon Holiday Inn, et j’ai alors compris qu’il fallait que je continue sur cette voie» explique Mira.
Quel est le secret de cette ville pour qui l’on ne tombe que pour mieux l’aimer ? - Mira Al Khalil
De 2019 à 2021, c’est donc une variété de tableaux dédiés à l’ancien hôtel que Mira dessinera et peindra. Acrylique, craie, peinture à l’eau ; variations de couleurs style pop-art, par temps de pluie ou sous ses beaux jours, tout sur la toile est appelé à changer mais pas la stature forte et fière du bâtiment. Éternellement posé sur son lit de vague, bercé par ses va-et-vient, il est l’emblème irréfragable de la renaissance, le coffre-fort d’une histoire qui se répète malgré les réincarnations incessantes de la ville.
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