Arpenter la rue principale de Gemmayzeh c’est comme entrer dans un monde préservé, surprenant et unique. Il faut juste avoir envie d’aborder cet univers comme on le ferait d’une nouvelle île, avec une curiosité bien dosée et un œil acéré, aller à la rencontre des gens, des vieilles pierres, des magnifiques jardins. Est-ce à cause de cet étrange équilibre entre nostalgie et adaptabilité ? Est-ce pour l’atmosphère un peu bohème ? De nombreux artistes trouvent leur inspiration à l’ombre de ces vieilles pierres qui chuchotent. Céramistes, créateurs de bijoux, stylistes, couturiers, architectes puisent leur énergie créatrice sur cette terre qui, au hasard d’un chantier, révèle continuellement sarcophages, murs phéniciens, et autres vestiges, comme si là, tout d’un coup, dans ce quartier atypique, le temps s’amusait à brouiller les pistes. Il y a les jeunes, ceux qui ont choisi d’installer leur vie ici et pas ailleurs, et il y a aussi les autres, les anciens, ceux qui n’en sont jamais partis, forgerons, étameurs, boulangers, éditeurs. Et tout ce petit monde se croise, s’interpelle, vit en osmose et aime Gemmayzehpour son esprit.
Rmeil est une désignation qui englobe, pour les riverains, une région bien plus qu’un simple quartier. Ainsi, toute la partie qui se trouve vers le fleuve, vers l’autoroute, sera désignée sous le nom de Rmeil, du tout début de la rue Gouraud jusqu’au pont de Bourj Hammoud, alors qu’en réalité le quartier proprement dit se limite à trois grands axes principaux, celui de la rue Gouraud vers la mer, la rue Pasteur et une partie de l’avenue Charles Hélou vers le port. On appelait la région Biyyara à cause de ses nombreux puits et aussi Ramlieh car on y extrayait du sable. La localité de Rmeil commencera petit à petit à se peupler à partir de la fin du XIXe siècle avec l’arrivée de migrants venus de la montagne chrétienne et de la région de Jbeil, à l’instar de Ras el Nabeh et Jimmayzat al Yammin.
Fadlallah Ghali exerce le métier de chemisier. Dans une cour d’immeuble de la rue Gouraud, il coud toute la journée des chemises à des clients exigeants. « Je suis installé là depuis 1967. J’ai une nombreuse clientèle libanaise mais aussi étrangère et notamment arabe. Le sur-mesure est assez prisé parce que les clients peuvent choisirle tissu, la couleur, la forme des manches et du col. Il me faut trois heures pour coudre une chemise. Je fabrique également des blouses pour femmes. Et mes clientes se prêtent devant moi au jeu de l’essayage, sans honte. Katter kheir allah, le travail va bien. Le quartier est agréable. Il estplein de bars et de restaurants. C’est comme si le quartier de Zeitouné s’était transposé ici. Toute cette animation attire les touristes. »
Dès le XVe siècle, un auteur druze, l’émir Saleh ibn Yahya, citera al Jemmayzé dans ses écrits. Le quartier sera ainsi nommé à cause des nombreux jimmayz ou sycomores qui poussaient sur le bord de la route. Si les arbres ont aujourd’hui disparu, les racines sont tenaces, aussi robustes que ces vieilles pierres. Il n’y a plus qu’un sycomore dans le quartier de Gemmayzeh et il se cache dans la magnifique demeure des Dagher, une des plus anciennes du quartier qui donne directement sur la rue comme pour bien revendiquer son appartenance. Ce que l’on appelle aujourd’hui la rue Gouraud était une voie romaine qui reliait Beyrouth au Kesrouan. On a également trouvé des vestiges phéniciens à la place de l’actuelle boulangerie Chez Paul. Au temps des Romains, c’était un marché où l’on échangeait la marchandise. Au temps des Ottomans, Gemmayzé était connu pour la verrerie et la soie puis pour l’arak, le savon et l’huile d’olive. Impossible d’occulter les cafés où les abaday de l’époque se réunissaient pour parler de leurs exploits et comparer leurs faits d’armes.Personne ne s’aventurait dans les nombreuses impasses qui agrémentaient les avenues et où retentissait l’écho des bagarres. Ces impasses étaient surnommées zawarib el haramieh car les voleurs pouvaient aisément s’y cacher sous la végétation luxuriante qui envahissait les lieux.
Rafraîchie en 2001 par son nouveau propriétaire,Ahouet el qozaz est une légende à elle seule. Ses devantures en verre lui ont attribué un surnom qui ne lui appartient pas. En fait le vrai « Café de verre » était situé place des Canons. En lieu et place du café d’aujourd’hui, rue Gouraud, se dressait fier et imposant, un énorme sycomore. Les abaday du quartier prirent alors l’habitude de se rassembler autour de l’arbre pour défier les Turcs, maîtres de Beyrouth. Les chaises se distribuaient, les cafés se servaient et les langues se déliaient. Quand les soldats ottomans capturaient un de ces fiers-à-bras, ils le pendaient à l’arbre, pour l’exemple. Ce qui ne faisait pourtant que renforcer le courage des résistants qui choisirent d’aménager les lieux. Les chaises se multiplièrent, les tentes se dressèrent et des vitres firent de ce lieu de mort un extraordinaire défi. La ahouet el Gemmayzeh était née du courage et de la volonté des hommes du quartier.
Les impasses de Gemmayzé recèlent bien des surprises. Petits escaliers fleuris menant à des maisons colorées, cours d’immeubles abritées, la curiosité parfois n’est pas un si vilain défaut. Dans l’une de ces impasses, vit Essine Labaki, entourée de chats dans une maison humide et insalubre. Essine a les joues creuses mais a des yeux qui s’illuminent et beaucoup d’humour quand elle raconte qu’elle participe chaque semaine au tirage du loto et qu’elle demande à la Vierge de la faire gagner, seulement si elle le mérite. Essine brode en chantant. Elle brode des nappes, des serviettes, des habits, elle brode à l’ancienne comme le lui ont appris les sœurs de la Charité chez qui elle était pensionnaire. Elle brode en priant Saint-Joseph en français pour qu’il lui envoie du travail. Elle brode à la lueur du jour et jamais ne perd espoir. Essine est une artiste.
Comme un formidable exemple d’une vitalitéininterrompue, le restaurant Le Chef grouille d’une foule hétéroclite et fidèle. Depuis 1967, les frères Bassil, François, Antoine et Boutros s’agitent sans relâche dès 5 heures du matin. Les clients viennent tous les jours chercher là une assiette consistante, des plats « maison » et surtout un esprit de clan, une histoire de famille rassurante. Cette institution devenue mythique présente une cuisine libanaise solide à desétrangers et des habitués qui s’attardent dans la chaleur de ce petit resto.
Sept heures du soir. Place aux jeunes qui envahissent cette artère, où l’alcool revêt de rose tous les gris du monde et rend tous les rêves possibles. Gemmayzeh la nocturne a su garder son charme désuet et les trottoirs bruissent de mille pas venus goûter là les délices des nuits libanaises qui ont un secret jalousement gardé. Derrière leurs persiennes, les habitants du quartier feignent de dormir mais gardent un œil tantôt bienveillant, tantôt agacé par la pollution sonore, sur cette joyeuse faune colorée qui a choisi de venir là, soir après soir, réinventer une certaine idée de la fête. L’énergie circule dans les veines et insuffle un dynamisme certain à tout un pan de ville. Pour permettre à la rue de retrouverun semblant d’harmonie entre tenue de soirée et lieu de résidence, plusieurs habitants du quartier réclament depuis un certain temps déjà que la rue Gouraud devienne une rue piétonne. Des pétitions circulent aussi régulièrement pour empêcher la construction de tours qui défigureraient le quartier.
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