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Ahmad Khouja, savoir-faire traditionnel et vision avant-gardiste au service d’un design durable

29/12/2018|Valentine du Peloux

Architecte-designer, Ahmad Khouja a créé sa boîte DAMJ design / craft à son retour au Liban en 2011, après avoir étudié et travaillé aux Etats-Unis. Depuis, il participe à toutes les grandes foires de design de la Région lors desquelles il présente un travail unique à la fois moderne et artisanal dont on admire les formes novatrices et la précision des techniques. L’ensemble du mobilier et des luminaires produit, fruit d’une grande créativité artistique allant du dessin à la fabrication, combine dextérité manuelle et fabrication digitale. Par ailleurs soucieux de l’évolution de la ville vers un avenir plus sain, Ahmad conçoit chaque projet et installation de DAMJ dans une logique d’intégration sociale et environnementale. Artiste polyvalent et touche-à-tout, Ahmad Khouja est également musicien au sein du groupe Jebebara et enseigne le Djembé. L’Agenda Culturel l’a rencontré. 


Tu termines l’année avec une présence simultanée pour DAMJ à deux grands événements du design de la Région, Downtown Design à Dubaï et The Art of Living à Beyrouth. 
C’était la première fois que tu exposais au premier, quel a été ton ressenti sur cette foire ? Pendant ce temps, le second était géré par ton équipe restée au Liban. Comment en tant que petite équipe organisez-vous votre planning entre Beyrouth et l’étranger ?
De manière générale, les commentaires des visiteurs ont été très encourageants, et pour ma part, mes impressions sur la foire et ses organisateurs sont positives. C’était la deuxième fois que j’exposais à l’étranger alors que mon équipe exposait en même temps à Beyrouth. Je pense que la clé c’est d’avoir une bonne équipe avec laquelle échanger sur tous les détails en amont afin d’être préparé à temps à ces situations.

Tu as conçu la maquette centrale du Pavillon Libanais de la Biennale d’architecture de Venise, auquel le Liban participait pour la première fois cette année. La Biennale s’est terminée à la fin du mois de novembre, es-tu satisfait de cette première participation ? 
J'ai été très satisfait du Pavillon Libanais, dont l’organisation revient à Hala Younes, et j’estime que la maquette topographique que nous avons conçue était un des points majeurs de l'exposition. 

Certains ont critiqué l’interprétation par le Liban du thème de cette année (i.e. The Place That Remains, recounting the unbuilt territory) choisissant de montrer les espaces laissés vides et non pas les dernières créations architecturales. Pourquoi, au contraire, était-il important de traiter ce thème selon toi ? 
Ce thème, entièrement choisi par Hala et son équipe, était à mon avis très pertinent. Il est aujourd’hui primordial de mettre en évidence la manière dont nous utilisons notre terre. Je suis vraiment étonné qu'il y ait eu des critiques alors qu’il est évident que la terre, l'eau, l'air sont des ressources limitées et nos impacts sur celles-ci rendent non seulement le Liban, mais le monde plus globalement, inhabitable par endroit. Ceci n'est même plus un sujet abstrait puisque le peuple libanais vit, nage et boit littéralement ses propres déchets en ce moment. Quel est finalement l’intérêt d’exposer un bel immeuble, si ce bâtiment manque totalement de respect pour la terre ? Il y a une certaine catégorie de la société libanaise qui préfère accepter la censure et les réflexions simplistes, pour ne pas paraître « mauvais » devant la communauté internationale. Je ne suis pas de cet avis, je pense que le déni est le pire regard que nous puissions avoir. 

Justement, en tant qu'architecte, quel regard portes-tu sur les constructions incessantes d'imposants immeubles à Beyrouth et autour, et sur l'absence de rénovation des anciens bâtiments et maisons ? 
Pour faire court, je trouve cela tragique... pas seulement pour l’environnement bâti et les villes libanaises traditionnelles, mais pour notre culture en général. Si on met de côté la perte de valeur de l’immobilier ressentie en ce moment au Liban, il y a une triste réalité derrière chaque nouveau building érigé, une réalité qui n'apparaît pas sur le descriptif clinquant affiché sur l’échafaudage ; il s’agit d’une réalité d'expulsions, de rachats et de gentrification qui déplace non seulement des familles et détériore le tissu social de villes, mais qui implique également l'effacement d'une identité. 
Bien sûr il y a toujours des exceptions, mais la grande majorité des nouveaux développements urbains sont froids et identiques. Je ne dis pas que je préfère vivre dans la nostalgie du passé et selon moi la mode de garder seulement la façade des maisons traditionnelles en les accolant aux immenses buildings n’est pas une solution. Il y existe des façons de construire et modifier les villes sans cette méthode superficielle et tout en préservant les aspects créant des quartiers habitables, malheureusement ce type d’approche est rarement appliquée à Beyrouth, en grande partie à cause des codes de construction et d’urbanisme mis en place. 

On parle beaucoup d’architecture verte ou de design durable. Est-ce important pour toi d'utiliser des matériaux recyclables et/ou recyclés pour créer ? Es-tu un artiste engagé écologiquement ? 
Bien sûr c'est un sujet important au sein de mon équipe ! Nous explorons au maximum les différentes façons de recyclage et de réutilisation de matériaux dans notre travail, allant de produits et techniques en bois novateurs aux designs en caoutchouc et plastique recyclés. Malheureusement ces tentatives ne conduisent pas toujours à un résultat fructueux ou réellement durable, mais l'exploration est essentielle. Aussi, étant donné que la majeure partie du travail qui sort de la fabrication de DAMJ est faite de bois, tous nos efforts ne compensent pas l’abattage, l’expédition et les ventes de ce bois, mais il y a une réelle volonté de réduire notre empreinte environnementale en cherchant par exemple des fournisseurs plus durables et en incorporant de meilleures pratiques de la part de l’équipe. Toute entreprise de charpenterie devrait faire ça ! 

Tu as conçu cet été pour la ville de Tripoli la Mina Wave, œuvre polyvalente qui peut servir de banc, de lieu d'échange et de rencontre pour les habitants, ce qui est rare au Liban. Peux-tu nous parler de cette œuvre et plus largement de ton rapport à la cohésion sociale dans ton travail ? 
Mina Wave a été un projet passionnant pour une multitude de raisons. Tout d’abord, c’était un plaisir de travailler avec les artisans volontaires d'UNIDO de Zgharta qui ont aidé dans le processus de fabrication, ensuite c’était aussi très intéressant d’explorer la stratification pliée comme méthode de fabrication à une telle échelle. Ce projet a impliqué une constante communication entre mon atelier, l'atelier de Zgharta et mon équipe de conception quant à la façon dont la méthode de plie s’adaptait aux différentes épaisseurs, comment subdiviser le morceau, etc. Nous avons travaillé extrêmement rapidement, en raison du délai imparti, et, même si ça nous a étonnés nous-mêmes, nous avons réussi à le faire ! Nous avons ensuite placé l’installation sur la corniche dans Al Mina, nous nous sommes éloignés et là notre installation a pris vie. C’est un moment magique qui arrive avec chaque installation publique, lorsque le travail est achevé, vous reculez et observez ce que vous avez accompli et surtout la manière dont les gens interagissent avec. 
Dans le cas de la Mina Wave, ce fut une expérience réussie. Les enfants étaient partout, glissant, montant, roulant sur notre installation, des gens y étaient assis, à l’extérieur comme à l'intérieur, prenant des selfies avec… le plus satisfaisant a été que beaucoup l'utilisaient pour attendre leur ferry pour rejoindre les îles voisines, puisque c’était une des raisons principales de l’emplacement choisi.
C’est une grande fierté pour moi quand une création est non seulement un bel objet mais également porteuse d’une valeur sociale. J'ai exploré cela dans un certain nombre de projets, notamment pour Open Channel. Dans sa fonction de base, il s’agissait d’un cadre pour les espaces dans lesquels il était placé. Ce cadre permettait simultanément à un visiteur de jouer de la musique avec son téléphone via Bluetooth par un système de 28 speakers, mais aussi il était là pour être regardé, commenté, c’était donc un endroit d’interaction et de possession de ces espaces publics négligés ou oubliés où il était placé.

Le secteur a l'air de bien se porter si on se réfère au grand nombre d'événements (foire, salons....) dédiés au design et à l'artisanat dans la région. Est-ce que cela se reflète dans ton métier ? 
Je pense, à titre personnel, que la majorité du secteur est soumis à une grande médiatisation. Je ne dis pas ça seulement en raison des difficultés auxquelles je fais face dans mon métier au quotidien, je fais aussi référence aux autres designers et artisans connaissant depuis plusieurs années des difficultés en raison du manque de stabilité de l’économie libanaise. Je constate qu’une des raisons principales pour laquelle DAMJ a réussi à continuer de fonctionner est due à la diversité des services que nous offrons. Certains de ces services sont stimulants, et c’est ce pourquoi DAMJ a vu le jour, d’autres sont banals, mais avec une économie en berne nous devons savoir nous adapter.

Ta Lampe Oignon est une de tes pièces iconiques qui a été déclinée sous plusieurs formes et tailles. Quelle est son histoire ?
La Lampe Oignon est le fruit d'une première exploration de la courbe. À cette époque, je travaillais avec du contre-plaqué vernis, en l’expérimentant j'ai commencé à obtenir quelques belles nuances provenant de la manière dont le contre-plaqué est frappé par la lumière. 
Certaines personnes ont considéré que son design avait une sorte d’influence Art Déco... je peux comprendre mais ça ne faisait pas du tout partie de mon inspiration ! La base pour cette série de design, et plusieurs autres ensuite, était une exploration d'éclairages et de matières. Une grande partie de mon travail provient de mon intérêt d’intégrer divers jeux mathématiques inspirés par ce que j’observe dans la nature.

Tu es aujourd’hui basé à Beyrouth mais tu travaillais avant aux États-Unis où tu as également étudié. Tu as donc choisi de revenir et de monter ta boite, DAMJ design / craft, ici au Liban. Dans quelle mesure le lieu où tu vis t’inspire pour créer ? 
Il est difficile de répondre parce que comme je n’avais pas mon propre atelier quand j’étais aux États-Unis, je n'avais pas la même liberté d'exploration et de création. Depuis mon installation à Beyrouth, je me suis vraiment concentré sur la réinterprétation de techniques traditionnelles et d’éléments de meubles syriens parce que mes clients ici y sont plus sensibles et évidemment aussi parce que j'ai grandi dans un environnement où l’artisanat syrien était prédominant, ma mère étant antiquaire. 
C’est quelque chose que je n'ai pas voulu incorporer dans mon travail lorsque je vivais à l’étranger parce que je n’apprécie pas l’idée d’orientalisation ou de célébrer un objet seulement parce qu’il vient d’une culture exotique. Ici au Liban, les gens apprécient par exemple la nacre mais ce n'est pas quelque chose d'exotique donc ils l'évaluent plus justement tout en appréciant en même temps la modernité du travail. Le fait de créer au Liban m’a permis d'ouvrir une partie de moi qui voulait explorer et réinterpréter ces motifs enfouis dans mon subconscient depuis ma jeunesse.

Tu joues également du Djembé, notamment au sein du groupe de musique africaine Jebebara. Où as-tu appris à jouer de cet instrument ? 
Effectivement je joue du djembé et je l’enseigne aussi ! Cet apprentissage a été salvateur pour moi. J'ai réellement appris à jouer de cet instrument grâce à ma rencontre avec le maître Abdoulaye Diakite, à San Francisco en 2007. J’ai été immédiatement attiré par le personnage et la percussion du djembé. Abdoulaye m’a ouvert à une culture musicale belle et riche qui m'a permis de rencontrer ensuite beaucoup de professeurs, de maîtres et d’amis en Afrique et ailleurs. Je lui en serai éternellement reconnaissant et célébrerai sa mémoire à chaque occasion qui m’est donnée.

Quels sont tes futurs projets avec DAMJ et en solo pour 2019 ?
Un certain nombre de projets passionnants sont actuellement en préparation notamment des pièces personnalisées pour des intérieurs tout comme une construction retrofit qui devrait être finie début 2019. Il y a aussi plusieurs nouveaux designs que j'ai dans mon sketch book qui verront normalement bientôt le jour. 
J'espère également pouvoir préparer une exposition personnelle de lampes en bois sculpté pour le printemps si les choses vont bien d’ici là... donc croisons les doigts !


Valentine du Peloux
Venise, Italie
 

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