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Karl Akiki, Chef du département de Lettres françaises - USJ

 

Quel regard portez-vous sur le centenaire du Liban ?

Un regard amer. Plein d’amertume. Une amertume vis-à-vis de tous les avis divergents qui se sont exprimés pendant toute cette année concernant le bien-fondé de cette date et qui ont montré quels clivages nous hantent encore. Une amertume vis-à-vis de toutes les manifestations qui étaient prévues pour célébrer ce centenaire et qui se sont éteintes comme autant de feux follets. Une amertume vis-à-vis de l’évènement qui a finalement mis le peuple de côté pour une célébration inter-politiques internes et externes.

 

Comment avez-vous vécu la catastrophe du 4 août ?

On ne vit pas une catastrophe pareille, on la subit. Comme tout ce que nous subissons depuis près d’un an. Nous sommes pris en otage à différents niveaux entrelacés : l’argent, les déplacements, la santé, le minimum de vie décente (électricité, déchets, internet et j’en passe), expression de nos opinions… et, depuis le 4 août, d’une irresponsabilité qui fait en sorte que nous vivons sur une poudrière, dans le volcan sur lequel nous dansons comme Empédocle.

Cette catastrophe a également fait voler en éclats tout le tissu social qui se désagrège chaque jour un peu plus, qui se rétrécit comme peau de chagrin jusqu’à épuisement.

Le seul mot qui me vient à l’esprit après cette explosion, c’est « Khalass ! », intraduisible en français mais tellement fort par le souffle intérieur qu’il demande pour être prononcé. Khalass résilience, Khalass phénix, Khalass Sisyphe ! Tous les 15 ans, un évènement détruit tout (1975, 1990, 2006 et 2020) sur son passage et nous recommençons, à zéro, nous roulons à nouveau notre pierre qui nous écrasera, encore une fois, en 2035. Non, je ne veux plus, comme le dit Camus, « imaginer Sisyphe heureux » !

 

Considérez-vous que le Liban peut devenir une véritable nation ?

Non ! Un non catégorique ! Chaque jour qui passe me fait voir que nous sommes un ensemble de tribus mises de facto sur le même territoire, des tribus qui ne se connaissent pas, qui se jugent l’une l’autre à partir de non-dits qui refont surface. À chaque traumatisme que nous avons vécu, nous nous sommes tus, nous avons fait du rafistolage (nous sommes très forts en ça !) et nous avons continué. La soudure n’a pas tenu cette fois-ci : nous avons tout pris en pleine gueule avec l’explosion du port. Nous nous disputons un pays exsangue, nous nous refusons les uns les autres, nous refusons la libanité à l’un et nous l’octroyons à l’autre pour des raisons religieuses, communautaires, politiques, vestimentaires, économiques etc. Ce qui nous lie, c’est Feyrouz, le hommos, notre arrogance (inventeurs de l’alphabet et tout le baratin qui s’ensuit) et le « ta2 el 7anak » comme politesse du désespoir… malheureusement…

Pour créer une nation, il nous faut devenir un peuple vivant et vibrant au même diapason, il nous faut un État garant des droits, des libertés et de l’unité culturelle. L’éducation est ce qui peut faire émerger notre nation. Si, aujourd’hui, nous commençons enfin à ouvrir les pans de notre Histoire-boîte de Pandore, à nous raconter nos histoires, sans apriori, sans peurs, sans vindicte ; si nous décidons de réinstituer un civisme nouveau pour la création d’un véritable citoyen… peut-être alors que, dans 15 ans, cette nouvelle génération pourra espérer faire naître la nation. Entretemps, comme le dit

Gamsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Nous sommes assis dans ce clair-obscur, dans cet entre-deux et nos monstres intérieurs nous dévorent. Il est temps de ratisser le passé, de retisser l’avenir pour ne plus être, comme en Grèce antique, une famille maudite… un pays maudit.

 

Le Liban est-il votre patrie définitive ?

Oui, où que je sois ! Le Liban, chacun de nous le porte dans ses veines… sans savoir pourquoi. Une sorte de racine qui fait en sorte que l’on revient à cette terre malgré tout, malgré tous ! Une sorte de cordon ombilical jamais tranché… En réalité, une matrie plutôt qu’une patrie… Il nous suffit juste de l’avoir en partage, en commun pour que le sentiment d’appartenance reprenne le dessus.

 

En ces jours historiques, quelle serait votre propre « Déclaration pour le Liban »

Bizarrement, je reprendrai tels quels les mots du Général Gouraud prononcés le 1er septembre 1920 sur le perron de la Résidence du Parc/des Pins :

« Messieurs, je manquerais à la confiance que vous m’accordez et dont je suis fier, si je n’ajoutais pas que, devant un peuple libre et voulant devenir un grand peuple, vous avez des droits à remplir. Le premier de tous, le plus sacré : l’Union, qui fera votre grandeur, comme les rivalités de races et de religions avaient fait votre faiblesse. […] N’oubliez pas non plus que vous devez être prêts, pour votre nouvelle patrie, à de réels sacrifices. Une patrie ne se crée que par l’effacement de l’individualisme devant l’intérêt général, commandé par la foi dans les destinées nationales ».

Cent ans plus tard, ces paroles sont encore d’actualité et sonnent, c’est douloureux de l’avouer, tellement vraies. Notre individualisme nous tuera : lorsque nous conduisons, lorsque nous travaillons, lorsque nous faisons la fête, lorsque nous souffrons… Il serait temps d’arrêter d’être un « eux » et « nous », de multiples « je » gonflés à bloc… de devenir un « nous » une fois pour toutes, pour bâtir enfin et ne plus re-bâtir… inlassablement.

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