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Spaz : ‘‘Le graffiti, c’est d’abord quelque chose de personnel. Il faut s’exprimer pour soi-même en priorité’’

19/09/2019|Boutros al Ahmar

Dans le monde minuscule du graffiti libanais, l’artiste Spaz n’est pas difficile à remarquer. Ses personnages hauts en couleurs sont présents partout dans la ville, souvent accompagnés d’inscriptions au style typiquement sud-américain. A 25 ans, il fait partie de la deuxième génération de graffeurs à Beyrouth, et paraît constamment à la recherche de nouvelles techniques, avide de sens et de changement. En cela, comme nombre de ses collègues, il représente une frange non négligeable de la jeunesse libanaise. Conscient des possibilités offertes par sa passion, oscillant parfois entre un fatalisme relatif et un espoir sincère, il donne l’image d’un jeune homme jovial qui se cherche, déterminé à participer au réveil intellectuel et citoyen de ses compatriotes.

 ‘‘Dès le début, en 2012, j’avais des idées et des messages relatifs à ce qui se passait dans le pays, et je voulais qu’ils soient à la fois évidents et visibles pour la population. Mais je faisais surtout beaucoup de tags et de vandalisme, avant de me focaliser sur les personnages. Maintenant, c’est mon activité principale’’.

Son personnage fétiche, un lapin aux yeux exorbités arborant souvent un rictus dément, sert de vecteur aux messages qu’il entend faire passer au public.

 ‘‘C’est une créature un peu hybride, on ne sait pas toujours si c’est un lapin ou une sorte de monstre. Mais c’est un peu mon animal fétiche’’, 

s’esclaffe-t-il. ‘

‘Il est rapide, hyperactif, il peut faire ce qui lui plaît… Et il est à la recherche de sa carotte en or, ce qui est une métaphore pour nous tous : la carotte après laquelle nous courons peut être la sagesse, le savoir, l’argent ou les femmes… Ca dépend des gens !’’

 Il rit de nouveau. Tout l’entretien se fera sur ce ton, entrecoupé de rires et de plaisanteries et empreint de la bonhommie de ce bon vivant au sourire communicatif.

 

Spasmes sociétaux

 

 

Mais au-delà de l’humour et de l’amusement qu’inspirent ses personnages, Spaz se voit parfois comme un révélateur des blessures psychologiques que nous portons tous au fond de nous :

 ‘‘Mon nom vient du fait que chacun d’entre nous a ce que j’appelle ses propres ‘spasmes’’’,

 ses propres accès de folie, à cause de tout ce qui a pu arriver dans ce pays et dans la région. 

‘‘Donc je pense que nous sommes tous au moins partiellement fous. Et je crois que quand les gens voient mes personnages, certains d’entre eux peuvent s’y identifier. Les expressions faciales que je peins ont en commun une pointe de folie, parfois mêlée à de la colère, ou de l’impatience… Mais la folie est toujours là. Nous avons été occupés par tant de pays différents, comment sommes-nous censés être stables mentalement après tout ça ? Alors je représente chaque Libanais qui lutte jour après jour. Cette bataille quotidienne pour aller de l’avant. Les Libanais sont tellement résilients, ils perdent parfois la tête mais ils n’abandonnent pas, alors qu’ils se battent sur deux fronts : celui de la guerre qui existe ici et dans la région, et celui de la guerre intérieure, que l’on mène contre soi-même. C’est ce que je tente de faire passer à travers mes peintures’’.


 

Il arrive donc logiquement que l’artiste prête son talent pour soutenir des causes qui lui tiennent à cœur, comme récemment à ‘Ouzville’ (surnom d’un quartier populaire proche de l’aéroport où un projet de street art se développe depuis deux ans).

 ‘‘Je participais à un projet de nettoyage d’une plage, les gens rénovaient et repeignaient certains murs, d’autres ramassaient les ordures… je collaborais avec une femme qui appartient à la sphère politique et qui ne prenait pas parti, ce qui n’est pas commun’’.

 Il glousse à nouveau. 

‘‘Alors j’ai dessiné un clown, avant d’écrire en anglais ‘Nous sommes la pollution’, avec le ‘p’ barré et un ‘s’ juste à côté. C’est un des exemples assez directs que j’ai pu peindre, mais habituellement le message est plus discret. Je me base sur l’expression et le mouvement pour le faire transparaître. C’est un langage global pour moi’’.

 

Un magnifique chaos

Un langage qu’il utilise à loisir dans les rues de sa ville, qu’il dit adorer et honnir à la fois :

 ‘‘Ce qui me lie à cette ville est spécial. C’est étrange puisque je ne suis pas né ici, cela fait 5 ans que j’y vis. Mais c’est un endroit important pour moi, surtout à cause de son histoire, ça représente quelque chose de très puissant. Lorsque je peins à l’étranger, je ne représente pas la ville où je suis né mais Beyrouth. Le chaos que l’on a ici est incroyable. On l’aime, on le déteste, on s’y attache. C’est un magnifique chaos. Et je crois qu’en tant que graffeur j’ai un grand rôle à jouer dans un tel paysage. C’est pour ça que je choisis aujourd’hui des murs et des quartiers spécifiques pour peindre. En général je préfère les endroits abandonnés, en ruines. Et je ne peins jamais sur les monuments, ou sur les immeubles récents…’’

. Il s’interrompt, puis sourit : 

‘‘Quoique, parfois ces immeubles le méritent’’.

‘‘Je peins surtout dans la partie Est de Beyrouth, surtout parce que je suis très paresseux’’ 

admet Spaz avant d’être pris d’un fou rire, qu’il finit par contenir. 

‘‘Mais je vais de plus en plus dans d’autres coins de la ville, comme le rond-point Cola par exemple. Le graffiti à l’étranger peut avoir l’air assez répétitif, mais ici nous avons un terrain de jeux vraiment particulier, tous les graffeurs qui passent à Beyrouth s’en rendent compte. Nous avons tant de beaux murs à peindre, des murs rouillés, détruits, criblés d’impacts de balles… Et de vieux panneaux, d’anciennes inscriptions sur les immeubles… C’est l’un des rares bons côtés quand on a un gouvernement inactif : Ils ne changent pas grand-chose, donc nous avons énormément d’artefacts anciens’’. 

Mais l’artiste ne compte pas se limiter à la seule capitale de son pays :

 ‘‘J’éprouve de plus en plus le besoin de peindre absolument partout. J’aimerais laisser des personnages dans chaque village, chaque coin reculé. Parce que le mouvement du graffiti vient des villes, mais la majorité des graffeurs d’ici ne sont pas nés à Beyrouth, alors il semble logique de représenter partout où on le peut’’.


 

 

Initier le changement

‘‘Le graffiti, c’est d’abord quelque chose de personnel. Il faut s’exprimer pour soi-même en priorité’’, 

commence Spaz lorsqu’on l’interroge sur sa trajectoire d’artiste.

 ‘‘Et depuis le début c’est la même force qui me pousse, ce besoin d’être entendu, de m’exprimer, de partager des émotions et des expériences. Le graffiti était le moyen le plus pratique de transférer cette énergie. Je ressens un devoir envers cette ville. Le devoir de l’améliorer, d’en faire un endroit plus agréable à vivre, pour nous et pour les générations futures. J’essaye d’échanger avec autant de gens que possible à travers mon art et dans la vie de tous les jours. Chaque rencontre est une opportunité de changer quelque chose chez l’autre. Par exemple, les gens avaient l’habitude de ne voir que des graffitis politiques ou religieux pendant la guerre. Les inscriptions qui marquent le territoire des uns et des autres, que l’on voit encore aujourd’hui. Et on essaye de changer ça. Depuis mon arrivée à Beyrouth, j’ai déjà vu un changement dans les réactions du public. J’ai vu l’intérêt et la joie sur le visage des gens quand on peint, je les ai vus nous apporter du café et nous inviter chez eux… C’est déjà un changement énorme. Comme je peins surtout des personnages dans la rue, la réaction du public est majoritairement positive. On me propose même du travail de temps en temps. Mais il arrive que les gens s’arrêtent sur des détails, certains sont encore très superstitieux. On nous a déjà accusés d’être satanistes !’’ Il rit à gorge déployée. ‘‘Mais c’était il y a quelques années. Et je comprends, parce que ce qu’on fait est très nouveau pour eux. On doit leur donner le temps de s’habituer’’.

 

Et pour aider ses compatriotes à s’habituer, en accompagnant le changement, Spaz et ses collègues mettent un point d’honneur à éduquer leurs successeurs potentiels : ‘‘On essaye de donner une nouvelle direction à la scène, en ne faisant que des peintures assez propres, en donnant le meilleur de nous-mêmes. C’est ce qui rend cette ville différente, puisque Beyrouth n’est pas le Bronx, ou Paris, ou Sao Paolo. On fait de notre mieux pour encourager les jeunes à ne pas se cantonner au vandalisme. On ne se bat pas, on ne recouvre pas les peintures des autres. On ne se dispute pas les spots, la compétition est centrée sur le talent et l’évolution. C’est ce qu’on essaye de montrer aux autres graffeurs et aux nouveaux. Il faut que Beyrouth reste animée, vive, éclatante. C’est ce qui la rend vivable’’.

‘‘Cette scène a des problèmes qui sont inhérents au Liban, et elle est jeune et fragile. Il est difficile de prévoir comment les choses vont évoluer. Alors je compte faire ce que je fais de mieux, aider autant que possible en partageant mes connaissances techniques et notre mentalité aux nouvelles générations. Et montrer aux jeunes qui ont des difficultés à s’intégrer, ou qui refusent de faire partie de la majorité, qu’il y a toute cette culture du graffiti qui est là, et dont ils peuvent faire partie’’.

 Toujours cette volonté de changement, d’unité, qui se dégage des propos de l’artiste. Et en guise de conclusion, au moment de partir, cette phrase si simple : 

‘‘Ce que je fais n’est peut-être pas la solution ultime… Mais au moins j’essaye’’.

Instagram : Spazuno


 

A propos de l'auteur Boutros al Ahmar
Journaliste de formation, je suis arrivé à Beyrouth en tant que freelance en septembre 2013. Dans le cadre de mon travail pour le magazine Agenda Culturel, j’ai pu rencontrer l’ensemble des graffeurs de la scène libanaise, qui sont devenus pour moi une seconde famille. Grâce à leurs conseils et à leur soutien, je me suis lancé dans le monde du graffiti, et au cours des années qui ont suivi j’ai participé à l’organisation de divers workshops liés à cette pratique, avec des élèves de lycées aussi bien qu’avec des adultes. J’ai également créé, en 2015, le premier « graffiti tour » du Liban, que j’organise chaque samedi lorsque je suis à Beyrouth. Le tour attire chaque semaine des libanais et des étrangers, de 17 à 65 ans, qui s’intéressent à ce que raconte les murs de la ville. En janvier 2016, l’Institut Français m’a invité à présenter une conférence sur le graffiti libanais dans le cadre de la « Nuit des Idées », qui avait pour thème « l’Art, créateur de lien social ». En 2017 enfin, j’ai participé à la création d’un documentaire sur le graffiti libanais (« Graffiti men Beirut », de Sarah Claux et Nicolas Soldeville). Ces expériences m’ont permis de développer différents outils de sensibilisation, mais aussi d’initiation et de pratique plus poussée auprès de publics divers et variés autour du graffiti et de sa culture.

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