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Youmna Melhem Chamieh : Entre les lignes, les lieux et les langues

MAG

21/04/2025|Myriam Shuman

La diaspora est une richesse culturelle pour le Liban.

Faire connaître certaines figures artistiques auprès du public libanais, c’est les attacher encore plus à la mère patrie.

L’Agenda Culturel rencontre certains de ces artistes, nés ou originaires du Liban, vivant au Brésil, en Colombie, au Canada, en France…

Quelle image ont-ils du Liban ? Comment intègrent-ils dans leur création à la fois leurs origines, leur vision actuelle relative à une autre société ?


Écrivaine, éditrice et scénariste, Youmna Melhem Chamieh apparaît déjà, à vingt-cinq ans, comme une jeune voix singulière de la diaspora libanaise. À la croisée de la fiction, de l’essai, du scénario et de la satire, elle construit une œuvre où nostalgie et rêve, ironie et sincérité se conjuguent avec finesse. Au cœur de cette trajectoire, un attachement indéfectible au Liban, dont ses parents sont originaires et qu’elle vit comme une boussole affective et imaginaire, un pays à la fois réel et à recomposer par l’écriture...


Une voix façonnée par l’imaginaire

Issue d’une enfance parisienne traversée par les saveurs et les récits d’une maison libanaise, Youmna Melhem Chamieh développe très tôt une sensibilité multiculturelle et une attention aiguë aux rythmes de la langue. Elle cite aussi bien Ernaux que Saunders, Foucault que Saïd, Gibran que Goscinny. Dès un très jeune âge, explique-t-elle, la lecture — et en particulier la bande dessinée — a été pour elle un refuge, un lieu à soi dans un monde aux contours mouvants. “La journée, j’accumulais une série d’impressions qui me paraissaient incompréhensibles. Le soir, sous le cercle lumineux de ma petite torche Philips, j’ouvrais un Lucky Luke et une trame apparaissait.”

L’histoire qu’elle cherchait le plus à connaître, pourtant, lui échappait souvent. “Comme beaucoup de libanais de la diaspora, j’avais une curiosité infinie pour la période de la guerre civile qu’avaient vécue mes parents, tant ses tournants géopolitiques majeurs que ses impacts les plus intimes sur leurs quotidiens d’enfants et d’adolescents.” Elle pouvait passer des heures à cartographier leurs souvenirs pour comprendre où se trouvaient les francs-tireurs par rapport au ring, ou à rechercher les chansons qui passaient en boîte de nuit aux moments de leurs premiers émois. “Mais ils désamorçaient souvent leurs fins de récit par un haussement d’épaules et la phrase: ‘C’est la petite histoire qui rejoint la grande.’ Cette image, de deux histoires asymétriques qui se rejoignent en un équilibre fragile, m’a beaucoup marquée.” À dix-sept ans, majore de sa promotion, Youmna Melhem Chamieh intègre la prestigieuse université d’Harvard, où elle se spécialise en sciences politiques et en littérature, espérant peut-être renouer les fils entre la petite histoire et la grande.

À Boston, la trajectoire reste ascendante. Majore de sa promotion à Harvard également, elle est écrivaine au Harvard Lampoon — revue satirique légendaire qui a façonné plusieurs générations d’humoristes américains, du Saturday Night Live aux Simpsons — ainsi que rédactrice en chef du Harvard Human Rights Review, publication de référence sur les enjeux de justice internationale et de mémoire politique. Son parcours culmine avec la Ivy Oration, discours d’adieu considéré comme l’une des plus hautes distinctions décernées lors de la cérémonie de remise des diplômes — qu’elle ponctue, autre héritage libanais, d’un humour caustique, ironisant sur la générosité douteuse de Jeffrey Epstein envers l’université, ou sur les investissements massifs de cette dernière dans les énergies fossiles.

C’est ce regard affûté, où l’humour côtoie une gravité sous-jacente, qu’elle affine ensuite dans l’univers télévisuel et cinématographique, d’abord au Late Show with Stephen Colbert, référence incontournable de la late-night TV américaine, puis chez Stay Gold Features, société de production à l’origine de films salués par la critique et sélectionnés aux Oscars. “C’est un lieu commun à ce stade que de dire que l’humour fait partie intégrante de la vie libanaise, dans ce pays en crise permanente,” dit-elle, “et pourtant la complexité et la justesse de cet humour ne cessera jamais de me frapper. Il y a bien sûr l’humour noir, que l’on connaît bien. Mais aussi un comique de situation, omniprésent dans les réunions familiales et les interactions quotidiennes. Et puis, étroitement lié à celui-ci, l’absurde — cet absurde inventif, au tempo comique si particulier, mêlé de verve et de satire sociale, porté à son sommet par l’inégalé Ziad Rahbani avant bien d’autres références plus connues à l’étranger.”


L’écriture comme boussole

Aujourd’hui, Youmna Melhem Chamieh multiplie les projets, ayant établi une signature reconnaissable dans des publications de renommée internationale. Pour Harper’s Magazine, elle écrit sur les ruines vivantes de Baalbek, ville-soleil où l’histoire affleure à chaque pierre. Pour British Vogue, dans le sillage de la double explosion du 4 août, elle déploie la métaphore du phénix pour interroger les esthétiques de la résilience au Liban. Pour le Financial Times, dans le contexte de la guerre de 2024, elle signe un récit où l’image trébuche sur la violence, explorant les espoirs fragmentés d’un pays où la réalité semble souvent plus hallucinée que la fiction. Cet essai touche de nombreux lecteurs libanais, et attire l’attention de la photographe Rania Matar, qui en reprend une version retravaillée dans son ouvrage 50 Years Later – Where Do I Go?, consacré à la mémoire et à la dignité des femmes libanaises face au retour en boucle de l’histoire.

Depuis fin 2024, Youmna Melhem Chamieh allie à son travail d’écriture le rôle de rédactrice en chef de Guernica, revue littéraire de référence qui fait coexister lauréats des plus hauts prix littéraires et voix émergentes, reportages en zones de conflit et méditations intimes. Elle y supervise des numéros mensuels consacrés à la mémoire, aux luttes d’émancipation ou encore à la conservation écologique, mêlant fictions, poèmes, essais et arts visuels venus du monde entier. Cette direction éditoriale s’inscrit dans la continuité de sa démarche d’écrivaine : faire dialoguer les voix, les formes et les géographies pour permettre une perception plus incarnée du monde.

Tout au long de ce parcours remarquable, elle a reçu de nombreuses distinctions : la bourse Harvardwood, le Prix de la Nouvelle Cyrilly Abels, ou encore le Detur Book Prize. Mais le rêve qui lui tient le plus à cœur reste plus intime — celui d’un roman, nourri par le fil souterrain qui traverse l’ensemble de ses écrits : “ces histoires qui habitent nos vies en silence, se superposent à la réalité, la troublent ou la créent”; mais qui ne se révèlent parfois, dit-elle, qu’à travers des gestes saisis à la lisière de la conscience.

Elle se dit profondément marquée par les longues discussions philosophiques partagées depuis l’enfance avec sa mère, psychothérapeute spécialisée dans les traumas de guerre : “Il y a un essai de la poétesse et professeure américaine Louise Glück, sur la poésie et la psychanalyse, où elle écrit que la psychanalyse descend dans l’inconscient tandis que la poésie monte. Cette tension verticale, au cœur de la mémoire, est bien pour moi le lieu où vit l’écriture.”


Imaginer, encore

Et après ? Pour Youmna Melhem Chamieh, le travail se poursuit, à la croisée des formats et des sujets. Ses projets actuels incluent des nouvelles à paraître dans des revues littéraires américaines, des essais à venir dans des anthologies collectives, ainsi que la participation à l’écriture d’un scénario de long-métrage actuellement en développement. Le Liban, toujours, reste un repère : non pas comme une origine figée, mais comme un lieu où l’écriture peut continuer d’arpenter les lignes de faille entre imaginaire et réel. Écrire, pour Youmna Melhem Chamieh, c’est finalement façonner une cadence capable d’accueillir les élans et les retours de la pensée. C’est, dit-elle avec un sourire, “essayer de rendre à la pensée sa musique propre.”

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