“Where do I go?” : photographier l’hérédité de la destruction
18/04/2025|Briac Saint Loubert Bié
Jusqu’au 22 mai, la photographe Rania Matar expose à la galerie Tanit de Beyrouth sa collection “Where do I go? Fifty years later”. Exclusivement photographiés au Liban, ces clichés explorent la féminité à l’épreuve de la destruction et témoignent d’une identité commune forgée à l’aune des catastrophes.
Photographier l’espoir
“Where do I go?” Une interrogation inscrite en arabe sur un mur, une jeune fille (Perla) pour s’y jeter, et Rania Matar photographie le premier cliché de son nouveau projet. C’est le milieu de l’été 2020, le port de Beyrouth et ses alentours sont alors ravagés par une énième catastrophe qui frappe le Liban. “Where do I go?” - « où vais-je ? », la question que se pose une nation entière empêtrée dans les désastres, celle que se posent des milliers de Libanaises qui se résignent à l’exil, celle que s’est posée la jeune Rania quand elle quitte le pays pour les États-Unis. C’était en 1984, la guerre civile ravageait le pays, elle avait alors 20 ans. Une expérience de l’exil qui l’éprouve dans son identité et guide sa carrière de photographe.
Si son escapade de 2020 dans son pays natal ne devait être initialement que ponctuelle, celle qui venait constater la destruction est subjuguée par la résilience. Des jeunes filles s’activent parmi les décombres du port, témoignage d’une jeunesse qui, à l’instar de Rania, « veut toujours garder l’espoir en ce pays ». L’histoire semble encore se répéter. Rania, qui reconnaît dans ces jeunes filles « un portrait [d'elle-même] au même âge », s’installe à Beyrouth pour explorer cette hérédité de la destruction qu’elle constate entre les générations.
Témoigner d’une histoire qui se répète
Sur les photos qui se succèdent le long des murs de la galerie Tanit, les ruines du passé contrastent avec la jeunesse des femmes exposées. Des paysages de mort qui soulignent leur vitalité et leur fraîcheur, exposant la réalité surprenante d’une génération née des douleurs de la précédente, qui veut croire en l’avenir parmi les échecs du passé et l’incertitude du présent. À travers l’objectif de Rania Matar on observe l’histoire tourner en boucle, ramenant chaque fois son lot de destructions : le port explose, quatre années plus tard le pays est de nouveau ravagé par la guerre. Et comme ces jeunes filles surgissant des décombres, le Liban chaque fois tente de renaître. Novembre 2024, le cessez-le-feu est actif depuis peu, l’une d’elles tient entre ses mains la douille d’un missile ramassée parmi les gravats. En face Aya répond à son désarroi. Le regard confiant tourné vers le ciel, elle gravit le Dôme de Tripoli, on est en janvier 2025 et le Liban a de nouveau un président.
La recette de Rania est simple : d’un message posté sur son compte instagram elle recrute au hasard les sujets de ses clichés, pourvu qu’elles soient volontaires. « Si elles répondent, c’est qu’elles sont intéressantes » argumente-t-elle. Le travail est collectif, les photos prises sur le vif s’inspirent de l’histoire personnelle de ces femmes. Des profils variés, aux parcours singuliers, et aux personnalités parfois surprenantes, comme Alae qui dissimule sous le voile qu’elle porte intégralement une rare inventivité et une grande imagination. « Elle avait marqué sur son compte instagram “follow me I’m toxic”, je l’ai trouvé cool. Alae a changé ma perception de quelqu’un qui porte le voile. »
Trouver dans la destruction ce qui unifie
Bringuebalé d’un bout à l’autre du Liban au fil des histoires de ces femmes, Rania avoue qu’elle a « redécouvert [son] pays [qu’elle] trouve magnifique ». Les jeunes femmes qu’elle expose sont un miroir de la beauté des lieux, que Rania décèle dans cette « texture de la destruction » qui compose son travail. Cette texture qui se répète dans chacune de ces histoires personnelles comme une toile de fond, qui déniche les similitudes dans la singularité et lie ces femmes les unes aux autres. Chaque cliché est un témoignage d’une histoire collective, d’une identité commune façonnée par la catastrophe et transmise d’une génération à l’autre. À travers eux Rania se confronte à ses propres souvenirs. Petra se tient pieds nus face aux ruines du tristement célèbre hôtel Holiday Inn, celui-là même dont Rania petite observait « chaque chambre brûler » à travers ses jumelles.
Toutes ces femmes prennent part à cette humanité partagée dans la catastrophe, font le constat des destructions du passé et posent cette même question : « et maintenant, où allons-nous ? » 50 ans après la guerre civile, il est plus que jamais temps d’y répondre.
ARTICLES SIMILAIRES
« The Affirmative Happiness of a Green Dot »: contempler le vivant avec Hala Schoukair
Mathilde Lamy de la Chapelle
30/04/2025
Nada Karam ou l’ivresse de la photographie
Zeina Saleh Kayali
29/04/2025
« With you… » de Vanessa Gemayel : Peindre la musique, rêver Beyrouth
Mathilde Lamy de la Chapelle
25/04/2025
« Life Weave » : un tissage entre tradition et modernité
Mathilde Lamy de la Chapelle
24/04/2025
Lawrence Abu Hamdan : Son-et-lumière engagé à la galerie Sfeir-Semler
Mathilde Lamy de la Chapelle
24/04/2025
Pourquoi il fait si sombre ? : Une collection d’œuvres d’Ayman Baalbaki à la foundation DAF
Jasmine Karkafi
23/04/2025
Peindre, transmettre, résister : Histoires de femmes à la galerie Gezairi
Mathilde Lamy de la Chapelle
17/04/2025
Embodied Realities : le corps comme force créatrice et puissance réparatrice
Briac Saint Loubert Bié
15/04/2025
Mounira Al-Solh réincarne le mythe dans notre temporalité
Briac Saint Loubert Bié
14/04/2025
« Mais fichez-nous la paix » à l’Institut français
Mathilde Lamy de la Chapelle
09/04/2025