Comment oublier Latifeh et Antoine Moultaka ? Ils incarnent à eux seuls le renouveau du théâtre libanais. Car grâce à leur travail et à leur créativité, le Liban, entre 1960 et 1975, connaît un intense âge d’or théâtral. Leur but est de mettre un terme à l’amateurisme qui règne alors et ils seront les pionniers d’un mouvement fondateur d’un “vrai” théâtre.
Antoine et Latifeh Moultaka ont à leur actif une vingtaine de pièces, sans compter leurs nombreuses apparitions sur le petit écran. Outre leurs rôles dans les grandes pièces du répertoire, ce couple mythique a formé toute une génération d’acteurs et d’actrices en fondant un département de théâtre à l’Université libanaise. Ils ont été les premiers à réfléchir en terme de scénographie, de théâtre en plein air, de théâtre ambulant, de statut du comédien et ont adapté le théâtre mondial à la culture libanaise. Avec eux, le théâtre sortait de sa sphère de simple divertissement pour devenir partie intégrante de la construction d’une identité libanaise. Leur notoriété a largement dépassé les frontières du Liban, donnant de notre pays l’image d’un vivier culturel et théâtral de très haut niveau. Cette riche et intense carrière est placée sous le signe de la recherche et de l’expérimentation avec la fondation du Cercle du Théâtre libanais. Leur apport au patrimoine théâtral libanais est absolument considérable pour ne pas dire unique.
Il y a quelques jours, leurs enfants, Gilbert, Jihane et Zad, ont déposé les archives du couple Moultaka à la Bibliothèque orientale de l’Université Saint Joseph. Ce fonds d’archives qui, en racontant la vie de Latifeh et d’Antoine, raconte aussi tout un pan de l’Histoire du Liban, comprend de nombreux documents: œuvres (manuscrites ou tapées) correspondance, captations sonores et audiovisuelles, photos, affiches, dossier de presse, programmes, livres…
En marge de la cérémonie de remise d’archives, s’est tenu un spectacle musical, Le Fou de Chânaï, destiné aussi bien aux jeunes à partir de neuf ans qu’à leurs parents, composé et mis en scène par Zad Moultaka avec Claudio Bettinelli aux percussions, Joël Castaingts au trombone basse et Serge Desautel au cor. Un récit en 15 tableaux, sous forme de dialogue entre les trois musiciens qui racontent les aventures de Chânaï (et de son âne !), un personnage à la fois naïf et philosophe issu de l’imaginaire populaire du monde arabe.
Ce geste symbolique qui consiste à conserver et transmettre la mémoire d’un artiste, est un passage à témoins entre générations. Quelle précieuse expérience pour les futurs acteurs, metteurs en scène, auteurs, directeurs de théâtre… Quelle reconnaissance de la valeur historique et patrimoniale d’une œuvre et quel acte de confiance vis-à-vis de ceux qui en ont la garde. Remettre les archives de Latifeh et Antoine Moultaka à la Bibliothèque orientale, c’est leur redonner une deuxième vie. Et ce geste est encore trop rare au Liban. Les greniers des familles d’écrivains, de musiciens, de gens de théâtre ou de cinéma, de peintres ou de sculpteurs, regorgent de pépites qui sont menacées de se dissoudre à tout jamais dans le temps et dans l’espace, effaçant ainsi toute la mémoire d’un pays.
