Gisèle a lu pour vous
Lecture 95
Un titre un peu étonnant mais qui se justifie amplement à la suite de la lecture de ces mémoires tellement intéressantes et polyvalentes qu’on peut les qualifier sans exagération, d’exceptionnelles.
Le personnage est tout sauf commun. Fils de parents rescapés du génocide des Arméniens, italien de nationalité, il aura réellement (comme il l’a exprimé avant sa mort) vécu en une vie ce que d’autres vivent en plusieurs. Et c’est tout l’intérêt de ce livre. Ce parcours tout aussi fascinant que foisonnant a été relaté par lui. Inachevé, pour cause de cancer fatal, c’est sa fille Christine, historienne, qui le reprend avec différents témoignages, hommages, photos et annexes qu’elle a réunis dans cet ouvrage de 255 pages qu’on découvre un peu à la façon d’un polar.
C’est une anthologie rare qui retrace les grandes lignes de la création et de l’essor du Liban. Sous sa plume, les grands noms défilent, les projets se rêvent, d’autres sont arrêtés, mais à la barre, un homme qui séduit son lecteur par son envergure hors norme. On a là un témoignage précieux d’une époque où les hommes politiques avaient la notion du service public, toute une période de l’Histoire libanaise que cet immense politicien illustre par sa personnalité, son œuvre, son intégrité et son amour pour le Liban.
Et pourtant Khatchig Babikian, connu comme avocat de renom, plusieurs fois député et ministre, représentant émérite de la communauté arménienne, n’est absolument pas né avec une cuillère en argent dans la bouche. Tout ce qu’il est devenu, il le doit à ses qualités, ses talents, ses valeurs et ses combats pour la vérité, la justice, le courage, l’égalité…. Des qualités qui sembleraient faciles d’aligner, mais qui sont en réalité le ferment de sa vie que nous découvrons au fil de ses « histoires ». Petits récits bien libellés, digne des grands écrivains rôdés à capter l’attention du lecteur.
Les anecdotes, prises de position, décisions, péripéties, réalisations et autres accomplissements (quelque fois rocambolesques) s’égrènent au fil des pages, décrivant un homme courageux, innovant, qui ne se départit jamais de sa pensée juste et authentique, passionné par ce qu’il entreprenait, ne ménageant aucun effort pour arriver à son but. Comme celui par exemple, d’apprendre l’arabe. Celui qui fut considéré comme l’orateur arabophone le plus éloquent du barreau n’en connaissait pourtant pas un traître mot pendant ses études de droit en français. Sauf qu’à l’obtention du diplôme, la loi libanaise changea et exigea dorénavant de plaider en arabe. Il s’y acharna jusqu’à étudier le Coran pour devenir ce qu’on peut appeler le « vétéran du prétoire ».
Même ardeur dans le domaine de la législation quand par exemple, en tant que député, il batailla pour la justice en promouvant une loi qui sera promulguée en 1959 et qui fera date dans les annales parlementaires puisqu’elle établissait l’égalité successorale chez les non-musulmans qui étaient jusque-là, assujettis à la Charia.
En tant que ministre, il œuvra beaucoup pour réformer et améliorer les ministères dont il était en charge. Comme ministre de la Santé, Il n’hésita pas à solliciter ses contacts personnels à l’international pour avancer, comme ce fut le cas pour le financement d’une campagne de vaccination contre la polio, en 1955, qui valut au Liban son éradication.
Fin diplomate, il usait de la symbiose parfaite entre ses deux identités libanaise et arménienne, pour obtenir gain de cause. Ce qui arriva lors de l’élaboration d’une coopération touristique avec l’URSS, en tant que ministre du Tourisme, en 1970, quand il arriva à obtenir l’aide de l’Arménie en plaidant la cause du Liban (qui a eu le mérite de recevoir et d’intégrer les Arméniens à la suite du génocide au début du 20ème siècle).
Au fil des pages, on découvre une personnalité enthousiaste qui sillonnait le monde, voyant toujours grand pour le Liban. À titre d’illustration son projet de réforme des Nations Unies que Maurice Gemayel (à la tête de la Commission parlementaire du Plan) et lui avaient concocté en organisant une conférence mémorable qui aurait réuni les représentants au plus haut niveau d’une dizaine d’agences des Nations unies dans le but de coordonner leurs efforts pour être plus efficaces. Malheureusement ce projet ambitieux se termina quand un député leur lança un « Vous nous cassez les pieds, vous et Babikian avec ces théories »… Ce qui occasionna par ailleurs à Maurice Gemayel une syncope qui lui fut fatale.
À la tête du Conseil central du Catholicossat, pendant de très nombreuses années, il fut profondément impliqué dans sa communauté qui lui doit un apport substantiel à la vie publique libanaise et arménienne en assurant notamment au sein du Parlement la politique de « neutralité positive » du bloc parlementaire arménien.
Polyglotte, artisan de la francophonie, opposé à l’usage de la force, refusant toute contrainte, il devint le chantre infatigable du dialogue, de l’entente et de l’unité nationale.
Un livre qu’on lit de la première ligne à la dernière page ave le sentiment d’avoir connu, un de ces géants qui ont cru au Liban et qui l’ont construit.
Mes vies, Mémoires de Khatchig Babikian 1922-1999, Antoine 2025.
Il est disponible chez à la librairie Antoine