Dans Le Levant – Les saveurs de l’aube (2025), Noha Baz offre bien plus qu’un récit de voyage : un chant d’amour érudit et sensuel adressé à une région que les récits contemporains réduisent trop souvent à ses blessures. Entre souks d’Alep et ruines de Palmyre, entre café Begdache et hôtel Palmyra, ce texte lumineux redonne vie à un Levant pluriel, tissé de routes, de poètes, de recettes, de pierres et d’âmes. Nourri par les souvenirs d’exil, porté par une écriture somptueuse, il engage une conversation essentielle avec notre mémoire orientale, et en appelle à la réconciliation. Dans la collection L’âme des peuples, fondée par Richard Werly chez Nevicata, Le Levant apparaît comme un récit individuel, certes, mais infiniment collectif : car ce Levant-là est d’abord, pour reprendre Khalil Gibran, l’âme partagée d’un peuple dispersé.
Le Levant : géographie intime et politique d’une lumière
Il y a dans le mot “Levant” un éclat de lumière, un parfum d’histoire et un désordre assumé. Noha Baz, native d’Alep et éduquée à Beyrouth, convoque à travers ce mot une géographie incertaine mais viscérale, irriguée par les strates d’une mémoire familiale et collective. Le terme même, rappelle-t-elle, figurait sur les timbres de son grand-père philatéliste, reliant la Syrie et le Liban à une France postale et impériale, dont la langue s’est déposée dans les esprits autant que dans les bibliothèques.
Ce Levant est d’abord un carrefour : croisement de Bilad al-Cham et du Machrek, d’Alep, Byblos, Tripoli, Damas, Saïda, mais aussi des routes caravanières et des ports antiques — ces échelles décrites par Amin Maalouf dans Les Échelles du Levant. À rebours des découpages hérités des accords Sykes-Picot, Noha Baz fait affleurer une cartographie affective, tissée d’échanges, de brassages et de cohabitations séculaires. Contre les replis identitaires, elle oppose l’évidence d’une unité profonde : “Ce qui nous lie dans ce pays est tellement plus fort que ce qui nous sépare”. Cette communion s’exprime d’abord dans les gestes les plus simples : “autour d’une table, le mot manouché rallume les cœurs”.
Cette vision est portée par les voix croisées d’Henry Laurens, Anne-Marie Eddé, Joseph Maïla et Arwad Esber, que Baz a choisis “avec le cœur”. Tous disent, chacun à leur manière, que le Levant n’est pas une nostalgie mais une promesse : celle d’une altérité vécue, non théorique, d’un pluralisme enraciné dans le quotidien.
Géographies du goût et poétique du partage
Difficile de lire Le Levant sans ressentir l’arôme du zaatar, du markouk encore tiède ou du café à la cardamome. Chez Noha Baz, la gastronomie n’est pas décor : elle est syntaxe de la mémoire, dialecte du commun, un langage universel où se trament la tendresse et la transmission. De Zahlé à Tripoli, de Beit Wakil à l’hôtel Palmyra, la table est le seul Parlement qui tienne encore debout. Là, les époques, les récits et les communautés se rencontrent.
Les aliments sont des toponymes : chaque feuille de vigne farcie, chaque kebbé aux cerises d’Alep, chaque verre d’arak Le Brun raconte les stratifications de la région. Noha Baz ne décrit pas, elle restitue : par la précision des termes, elle redonne à chaque aliment sa géographie, son histoire, sa presque spiritualité. Le repas, explique l’auteure, devient un acte de réconciliation silencieuse, un geste premier de paix. À Byblos, autour des rougets de Pépé Abed, les ombres de Dalida et Romain Gary flottent encore. Là réside le véritable miracle levantin : la fabrique de liens, la mémoire joyeuse, ce que Saint-John Perse appelait les cendres chaudes des anciennes fidélités. Il y a là toute la centralité de la gastronomie comme fabrique de liens, comme écriture non de l’exil mais du séjour. C’est donc bien à table que l’on fait tomber les murs.
Ruines, reines et résistances : l’archéologie sensible du Levant
Dans Le Levant, les pierres parlent. Palmyre, Baalbek, Maaloula, Krak des Chevaliers, château Saint-Gilles : autant de lieux où les strates du temps s’entrelacent. Loin du pathos patrimonial, Noha Baz, en bonne élève d’Henri Seyrig, pratique une archéologie sensible, où chaque vestige devient porteur de mémoire vivante.
Le récit du lever de soleil sur Palmyre, le 1er janvier 2000, est d’une rare intensité : la lumière dorée ressuscite les caravanes perdues et fait revivre la grandeur oubliée de la reine Zenobia. Figure cardinale du livre, « souveraine audacieuse et visionnaire », elle incarne bien plus qu’un épisode antique : archétype de la résistance orientale, féminine et lucide. Elle incarne ce que Noha Baz cherche à restituer : un Orient sujet, non objet, un Orient qui pense et qui agit.
Les villes comme palimpsestes de l’âme orientale
La géographie du livre est paysanne (vallée de la Qadisha, vignobles de la Bekaa) mais aussi foncièrement urbaine. Alep, Damas, Beyrouth : cités palimpsestes où coexistaient jadis – et coexistent parfois encore – mosaïques religieuses, communautés linguistiques, héritages superposés. Alep, ville du kebbé et des souks, traverse le texte comme une blessure vive, mais aussi comme une promesse de renaissance. Noha Baz évoque avec émotion la réouverture des souks, la lente cicatrisation d’une ville détruite. Damas, elle, est décrite “sans la guerre”, et c’est un geste d’une force rare : retrouver, par-delà les ruines, la beauté intacte des mosaïques omeyyades ou l’intimité d’un café.
Quant à Beyrouth, elle reste l’épicentre de cette géographie affective. Beyrouth, où “chaque idée habite une maison”, où “chaque mot est une ostentation”, incarne cette coexistence fragile, précieuse, que les guerres n’ont jamais tout à fait détruite. Nadia Tueni l’avait magnifiquement écrit :
« Qu’elle soit courtisane, érudite ou dévote,
péninsule des bruits, des couleurs et de l’or ».
Une langue claire comme une aube levantine
L’élégance de l’écriture est l’un des charmes majeurs de l’ouvrage. Noha Baz écrit un français où la clarté classique épouse la sensualité orientale : un français levé de la poussière, riche de calques et de respirations longues. Elle écrit comme on dresse une table : avec soin, sensualité et générosité. Elle manie l’alexandrin intérieur, alterne les envolées lyriques et la précision documentaire. L’auteure se revendique, sans forfanterie, des ombres tutélaires de Proust, Baudelaire, Colette, Sand, Camus – mais son style est avant tout un geste spontané et poétique de fidélité au Levant. Elle n’écrit pas sur le Levant ; elle l’écrit.
Écrire en français, pour Noha Baz, est un acte de mémoire et d’affirmation : un hommage discret à la francophonie levantine. Elle dit elle-même que son français, nourri de poésie, est un miroir de sa façon de voir la vie — à l’instar de Gibran ou de Yourcenar, qui avaient fait de la langue un territoire.
Le Levant : une mémoire en partage, un avenir en éveil
Dans les entretiens conclusifs, Henry Laurens rappelle que “le Levant est une invention européenne, mais une réalité proche-orientale”. Arwad Esber évoque la vigne, les figuiers, le blé, l’araméen, les brocarts, le kichk et la délicatesse des gestes artisanaux. Joseph Maïla, lui, parle de ce Levant comme d’une “atmosphère”, faite de ports, de souks, de voix entremêlées. Tous disent une chose simple : cette région n’est pas une somme d’identités conflictuelles, mais une matrice de pluralités vécues. Le récit de Noha Baz devient alors résolument collectif : les dabkés improvisées à Zahlé, les narguilés du Palmyra, les sfihas de Baalbeck sont les fragments d’une mémoire commune.
L'auteure ne prétend pas écrire un livre d’archives. Elle signe un acte de présence, un témoignage vivant : “Un pays, c’est là où l’on vit, une patrie, c’est un pays que l’on porte partout avec soi.” Le Levant qu’elle peint n’est pas un mythe perdu : c’est un rivage, une lumière, une espérance. Oui, Le Levant est personnel. Mais il est, profondément, un livre choral. Un livre de ce qui rassemble, pas de ce qui divise. Une main tendue dans l’aube.