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Sous les bombes, la famille : Wajdi Mouawad, tragédien de l’exil intime

SCÈNES

02/06/2025|Léa Samara

Bien avant Incendies ou Tous des oiseaux, bien avant que son théâtre ne s'élance sur les cimes de la tragédie contemporaine, Wajdi Mouawad écrivait en 1991 Journée de noces chez les Cromagnons, son premier texte longtemps resté dans l’ombre. Trente ans plus tard, il choisit de le revisiter et de le monter pour la première fois avec une troupe libanaise, dans sa langue maternelle – l’arabe libanais. L’auteur livre une tragédie en huis clos où famille, exil et guerre s’enchevêtrent dans un chaos maîtrisé. Une œuvre fondatrice, entre archéologie intime et mémoire collective, qui résonne cruellement avec les conflits contemporains, au Théâtre de la Colline à Paris jusqu’au 22 juin.


Aux origines du chaos : Mouawad, entre mémoire et chair

Écrite alors que Wajdi Mouawad vivait l’exil au Canada, la pièce porte déjà en germe les obsessions majeures de l’auteur : la violence de la filiation, l’indicible poids de la mémoire, la guerre comme horizon mental. Le huis clos familial devient le laboratoire d’une archéologie intime, où le désordre des corps révèle le tumulte des âmes. Ce chaos premier, cette maison de guingois où l’on prépare un mariage sans fiancé sous les bombes, n’est pas sans rappeler l’absurdité fondatrice chère à Beckett ou Ionesco. Mais, chez Wajdi Mouawad, la violence n’est pas froide ou métaphysique : elle est charnelle, pulsionnelle, elle est « le sang des choses », pour reprendre l’expression d’Homère.


Huis clos tragique : une poétique de l’enfermement

Le dispositif scénique, conçu par Emmanuel Clolus, plonge immédiatement le spectateur dans une claustration radicale. Un caisson de bois clair, incliné comme si tout allait s’effondrer, enferme la cellule familiale. Aucune échappatoire. L’extérieur — les bombardements, la guerre — reste invisible, sinon à travers le regard halluciné d’une mariée narcoleptique, figure de Cassandre postmoderne, cachée dans une boîte opaque. Unité de lieu, de temps, d’action : la pièce se coule dans les canons de la tragédie antique.

Cette tragédie s’écrit cependant à coups de cris, d’humiliations, de gestes outranciers : la mère tyrannique hurle, le père brutal insulte, la sœur attend un fiancé imaginaire, le fils rêve à un frère disparu. Tous sont enfermés dans leurs névroses, comme piégés dans la caverne platonicienne, incapables de voir autre chose que leurs ombres intérieures. Le spectateur, lui, est saisi par l’intensité émotionnelle d’un jeu qui refuse l’apaisement, qui « pousse les décibels » non pour masquer l’absence de sens, mais pour hurler une vérité brute : celle d’un monde où la mort rôde, sans fard ni consolation.

La mise en scène contemporaine introduit un ajout décisif : le fiancé attendu par la sœur n'est autre que le double de l’auteur lui-même, exilé au Canada, et c’est dans la collision de ces deux réalités — la famille assiégée et l’exilé lointain — que la pièce trouve un ultime vertige.


La folie ordinaire : vulgarité, hystérie et la langue comme arme

Dans cet univers claustré, la parole elle-même devient un champ de bataille. Exit la civilité et la bienséance : Journée de noces chez les Cromagnons érige la vulgarité en stratégie dramatique. Insultes, cris, sarcasmes, humiliations — la langue libanaise, claquante et rugueuse, est ici poussée jusqu'à l'hystérie. La vulgarité, loin d’être un simple débordement, devient l’expression d’une violence originelle, d’une sauvagerie refoulée que la guerre réactive. La folie est collective, familiale, contagieuse. C’est à travers elle que Wajdi Mouawad donne à voir l’effondrement du lien social : à l'extérieur les bombes, à l'intérieur les mots comme projectiles.

Dans cette déflagration verbale, les comédiens excellent, modulant le chaos pour éviter l’écueil du bruit vide. Ils réinventent la brutalité comme langage, et transforment l’obscénité en matière poétique — tragédie d’une humanité qui, lorsqu’elle perd la parole civilisée, ne peut plus que hurler.




Entre archaïsme et modernité : les Cromagnons de Mouawad

Pourquoi les Cromagnons ? Dans un clin d’œil tragique, Wajdi Mouawad rattache sa famille fictionnelle à un imaginaire primitif. Nous sommes renvoyés à l’humanité archaïque, à ses instincts de survie les plus élémentaires. Comme l’a montré Freud dans Totem et Tabou, la famille est le lieu de tous les refoulements, de tous les conflits — et la guerre extérieure devient ici la métaphore d’une guerre intérieure, familiale, originelle.

À cet égard, la pièce dialogue avec une autre figure tutélaire : Eschyle. Comme dans L’Orestie, c’est l’amour familial lui-même — ce lien censé protéger — qui devient source de mort. La noce n’aboutira pas, ou plutôt, elle se soldera par un bain de sang : Neel, le jeune héros, est abattu. Il n’y a pas de catharsis possible, seulement l’effroi et la pitié, dans un monde privé de dieux et de recours.

Et pourtant, malgré cette sauvagerie, l’auteur arrache une étincelle d’humanité. À travers les insultes, les cris, les assiettes brisées, subsiste l’indéfectible lien de l’amour familial, défiguré mais inextinguible. Un amour qui, paradoxalement, trouve sa grandeur dans l’excès même de sa violence.


Un théâtre de la guerre et de l’exil

En filigrane, Journée de noces chez les Cromagnons est une pièce sur la guerre du Liban — cette guerre qui, entre 1975 et 1990, a réduit Beyrouth en cendres et contraint tant de familles à l’exil. Wajdi Mouawad, exilé à 8 ans, en porte les stigmates. Son théâtre n’est pas un théâtre documentaire : c’est un théâtre de la mémoire traumatique, où les ruines du passé hantent chaque geste, chaque parole. Mouawad, par son œuvre, refuse cet oubli.

La création de la pièce en 2024, alors que Gaza et le Liban redeviennent des territoires de conflit, redonne une acuité tragique à cette fable. Elle nous rappelle que l’histoire n’est pas linéaire, qu’elle bégaie souvent, que les enfants de la guerre sont légion. À cet égard, Journée de noces chez les Cromagnons est moins un témoignage qu’un cri — un cri d’exilés pour qui la patrie n’est plus un lieu, mais une mémoire blessée.


L’anamnèse d’un théâtre radical

En montant cette pièce de jeunesse, l’auteur n’opère pas une simple rétrospective. Il engage un dialogue entre le jeune homme de 23 ans, révolté et perdu, et l’homme mûr qu’il est devenu. Cette Journée de noces est une fouille de son propre théâtre : elle exhume les motifs enfouis — guerre, exil, famille — qui irrigueront toute son œuvre future. Peut-être, finalement, faut-il voir dans cette tragédie en huis clos une réponse à l'époque : à ses effondrements, à ses murs dressés, à ses exils contraints. Wajdi Mouawad nous tend un miroir sans complaisance, mais aussi, peut-être, une fragile promesse : celle que, même au plus noir de la nuit, un amour brut, violent, mais tenace, continue d’exister.



 


@Crédit photos: Simon Gosselin, Théâtre de la Colline

 

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