ArticlesEvénements
Aujourd'huiCette semaineCe weekend

Pour ne rien manquer de l'actualité culturelle, abonnez-vous à notre newsletter

Retour

Partager sur

single_article

Les royaumes euphoniques de Charif Majdalani

LIVRE

10/09/2025|Youmna Melhem Chamieh

« Rodéric, roi des Suèves, un nom barbare et rutilant que rien ne rattachait à ce que je ne connaissais, pur frémissement onomastique » : voici l’entrée en scène lapidaire du premier des rois auquel le nouveau roman de Charif Majdalani doit son titre. Il est suivi par « Axarayactl, roi de Cholula, brutal et angulaire, ainsi qu’une divinité de pierre du Mexique » ; et comment oublier « Receswinthe, roi des Wisigoths, semblable à l’efféminement farouche des bijoux barbares » ?

 

Présélectionné pour le Prix Goncourt, Le nom des rois raconte l’enfance et l’adolescence d’un garçon fasciné par les royaumes anciens et les épopées mythiques, de Napoléon à Alexandre, et qui, à l’aube de la guerre civile libanaise, voit sa conception fantasmée de l’histoire se heurter peu à peu à une réalité « moche, roturière et vulgaire » : celle de la milice et du sang. La quatrième de couverture ne suffira peut-être pas, à elle seule, à nous séduire, reprenant les formules désormais attendues de ces Bildungsromans à la libanaise: la disparition d’un pays vécue dans l’élan insoumis de l’adolescence; l’enfance insouciante confrontée aux fracas de l’histoire. Mais chez Majdalani, l’imaginaire n’est pas un élément parmi d’autres de la jeunesse assiégée : il devient le matériau même du récit, cette « précieuse matière sonore » qu’il extrait de sa gangue pour en faire, à la lumière du jour, « chatoyer les formes ».

 

En effet, dans cet univers sensoriel où l’histoire ancienne se laisse doucement fondre dans l’imaginaire, les mots ne se contentent pas de décrire le monde: ils le créent. C’est ainsi que notre narrateur se répétait à lui-même lors d'un voyage en Irak, « comme si le mot [lui] permettrait de mieux jouir de la profonde beauté du spectacle », qu’il assistait là « à un banquet, un banquet, un banquet » — une parole créatrice qui convoque le réel à force de le nommer. Ou qu'à l’inverse, l’apparition de son ancien camarade de classe Kfouri — ou plutôt l’irruption sonore de ce nom, « Kfouri », ramenant avec lui l’univers clos de la salle de classe d’avant-guerre — dans la montagne où lui et sa famille se sont réfugiés, suffit à annoncer que le monde est désormais sens dessus dessous et que celui lisible et intègre de l'enfance ne reviendra plus.

 

Du délice au dégoût, du plaisir à l’intrusion, ce rapport instinctif au chant des mots a quelque chose d’enivré et de mystérieux, dont on ne saisit vraiment le secret qu’au moment où Majdalani, à travers les poèmes de Clara, nous le livre : « c’étaient la beauté physique et les sonorités des mots qui comptaient, ainsi que leur alliance, comme les couleurs chez les peintres. » Les pages qui précèdent, les montagnes traversées jusque-là par des divinités sylvestres et des royaumes oubliés, apparaissent alors soudainement comme un vaste tableau orchestral, et leurs formes comme autant de couleurs qu’un peintre patient et passionné aurait choisies, contemplées et composées pour que nous puissions à notre tour les apercevoir avant qu’elles ne disparaissent.

 

Car si Majdalani aime les mots, il les aime en amant jaloux : certains, toujours, reviennent, comme par ensorcellement, laissant apparaître derrière eux de discrets traits de pinceaux: ainsi les princes, les rois, les noms sont-ils « rutilants »; et le « brouillard humide » aux mèches dansantes de Massiaf, montant puis se dégageant de la vallée, ne tarde-t-il jamais bien longtemps à revenir. Majdalani décrit le Liban d’avant-guerre comme une « danse au bord du volcan » ; et son texte en prolonge la chorégraphie, multipliant les visions épiques et les éclats sonores. Cette écriture danse elle-même autour du gouffre qui la menace; elle s’accroche avec ferveur au faste de l’imaginaire; c’est une écriture qui tente de demeurer, aussi longtemps que possible, dans la montagne peuplée de princes fabuleux plutôt qu’aux lisières brûlantes d'un volcan déjà incompréhensible.

 

Bien sûr, ce jeu ne peut durer éternellement. Si ce roman initiatique contient une leçon centrale, c’est que la pure musicalité des noms et des images finit tôt ou tard par être rattrapée par le réel. D’abord de façon presque bénigne—le père d’un ami, proclamé « roi des îles du Verseau », qui déçoit en parlant de banalités. Puis de façon brutale : un troupeau de captifs exhibés par des miliciens, contraints à des postures humiliantes, efface à jamais le souvenir héroïque des Tyriens vaincus dans un vieux livre sur Alexandre. À mesure que la guerre s’installe, il devient inévitable que l’imaginaire, où le narrateur avait jusque-là vécu en admirateur fasciné, entre en collision avec le réel, dont il n’a jamais voulu être qu'un témoin distrait.

 

Ce heurt prend sa forme la plus théâtrale dans une scène presque trop parfaite pour être crédible, comme les fanfaronnades héroïques qu’il racontait autrefois à ses camarades : l’ex de Clara, milicien, défie notre narrateur de se servir d’un revolver lors d'une balade dans la montagne ; il tire, atteint la cible, et puis, plus tard, couche avec Clara pour la première fois. Tout y est : un défi, une arme, une victoire, une femme. On pourrait croire à une apothéose. Mais derrière l’exploit du narrateur, l’auteur laisse percer un malaise face au « vacarme » qu'il a déchaîné : « je ne savais plus si j’étais heureux de l’avoir ainsi provoqué et d’avoir projeté mon être partout par ce coup de tonnerre, ou honteux d’avoir imposé cela à mes montagnes. » Ce vacarme est autant celui du tir que des mots, qui soudent l’étreinte de Clara et la détonation de l’arme en un même jet de puissance masculine. C'est comme si l’auteur lui-même, en poussant le fantasme à sa limite—en mettant son personnage enfin, et pour de vrai, dans la peau de ces virils conquérants antiques—avait fait dépasser le trait, investissant la montagne non plus de sa musique propre, mais d'un bruit qui lui était jusque lors étranger.

 

C’est là qu’un relief soudain se dégage de ce roman, en faisant non pas une simple peinture à plat, mais une sculpture en trois dimensions, qui s’élève dans l’espace et force le regard. Si le nom des rois et les poèmes épiques ont été présentés comme une passion profondément privée, marquée par l’écart, le rejet, le surplomb de la réalité, c’est pourtant bien leur friction invisible avec cette réalité qui génère la force du récit. Il devient vite impossible, pour un lecteur averti, d’échapper au sous-texte imposé par le temps : tandis que l’enfant projetait sur sa montagne des royaumes imaginaires, armé seulement de son crayon, d’autres — adultes et armés pour de vrai — projetaient au même moment leur propre imaginaire sur cette terre trouée de failles qu’était le Liban. Une terre conçue tour à tour comme vierge et disponible : un canevas à remplir, non seulement par le garçon qui, se fondant dans les étoffes du marché de soie ou dans les lignes de son Larousse, y plaçait des tribus barbares et des rois antiques, mais également par les hommes qui, eux, la recouvraient déjà de leurs trop mortelles imaginations.

 

Peut-être est-ce donc la violence autant que la complaisance inattendue de ce coup de feu final qui expliquent le singulier écho laissé par le roman longtemps après que l’on a refermé ses pages. Ou peut-être faut-il, là encore, rendre son dû au pur frémissement onomastique. Après tout, Majdalani, c’est aussi un nom qui éveille l’imagination, un nom que l’on se verrait bien écrire sur un morceau de papier ou prononcer à voix haute, s'attardant un instant sur la troisième syllabe avant d'effleurer la quatrième, comme si l’on avait eu quelque mal à s'arracher aux rois antiques de ces montagnes, séduite, ne serait-ce qu'un battement, par la promesse d'une danse au bord d'un volcan embrumé.


Pour les dates et lieux des rencontres avec Charif Majdalani en France, cliquez ici



thumbnail-0
thumbnail-1
thumbnail-2
thumbnail-3
thumbnail-4
0

Depuis 1994, l’Agenda Culturel est la source d’information culturelle au Liban.

© 2025 Agenda Culturel. Tous droits réservés.

Conçu et développé parN IDEA

robert matta logo