J’ai atterri sans trop savoir comment, dans la Faculté d’Architecture de l’Université Américaine de Beyrouth. Comme dans tout dans la vie, c’est toujours le hasard qui ouvre la danse à ce qui se passe après. Jeune filou aux cheveux longs, la vingtaine, j’étais en deuxième ou troisième année d’architecture, lorsque je rencontrai ce personnage.
Dans une classe du Nicely Hall, le ‘upper campus’ de l’AUB.
C’était un homme blond, aux yeux bleus tous ronds, derrière des lunettes rondes. Il venait nous enseigner l’histoire de l’art.
Il s’appelait Giesen. Martin Giesen.
Son cours consistait en une simple projection de diapositives à travers laquelle il nous transmettait son savoir sur l’Art.
Les peintures défilaient lentement devant nous sur un écran, et lui, les décortiquait... Des connaissances toutes nouvelles pour l’adolescent voyou que j’étais.
Des toiles des maîtres de la Renaissance. Caravaggio, Michelangelo, Botticelli, Da Vinci. Chaque toile était mise sous examen et sujette à une description minutieuse.
Les angles, les perspectives, la lumière, les sujets... Tout y passait. Une véritable autopsie de l'œuvre d’art.
Mon attention était soudain accaparée par cet homme et son cours. Je n’arrivais plus à être le trublion de la classe.
C'était une grande rencontre avec la culture...
Giesen nous dévoilait dans ses descriptions toutes les subtilités de l’art et les profondeurs de l’esprit humain.
Il parlait de la 'perspective inversée' adoptée par l’architecte de la place Saint Pierre du Vatican, qui donnait au visiteur l’illusion de distance plus rapprochées que la réalité.
Il expliquait comment, pour plonger intensément le spectateur dans son œuvre, Caravaggio peignait ses personnages grandeur nature et supprimait de sa toile le premier plan.
Il racontait que le fameux ‘Cri’ d’Edward Munch, symbolisait l’homme moderne secoué par une crise d’angoisse existentielle.
Il nous montrait les paysages froids de Caspar David Friedrich qui représentaient la nature grandiose transcendant la petitesse de l’Homme.
Tout ce qu’il expliquait était enchantant et enrichissant.
Durant un autre semestre, il nous donna des cours de dessin. Dans une attique du campus, il nous apprit à faire des croquis au crayon mine. Son atelier était captivant. Il parlait tout le temps avec une grande précision des choses qu’il enseignait.
Il n’y eut pas contact personnel entre nous durant toute cette période d'études, en dehors des cours qu’il enseignait.
Trois ou quatre années plus tard, avec la situation qui se détériorait, il quitta le Liban pour aller travailler dans les pays du Golfe dans d’autres universités.
Et moi, jeune architecte, nouvellement marié je quittai également le pays pour m’établir aux États-Unis.
Et ainsi cette intersection entre nos vies prit fin.
Je savais vaguement dans ma tête, qu’il se trouvait quelque part en Arabie ou à Sharjah dans une université...
Mon seul lien avec cet lui demeurèrent ses aquarelles que je suivais de loin. Et qui dépeignaient le Liban. Le Liban que j’aime.
Tout au long de son séjour au Liban, il avait produit de grandes aquarelles sur les scènes de la vie Beyrouthine, l’architecture locale, les maisons délabrées tombées en désuétude et envahies par de flamboyants bougainvilliers.
Il peignit nos arcades, nos ‘mandalouns’ et nos chaises cannées, les fameuses ‘karassi el ach’.
Il avait peint le Liban meurtri dans la splendeur de sa réalité.
40 ans après l’AUB, j’étais retourné au Liban, et m’y étais établi depuis la fin de la guerre. Et j’avais commencé à acquérir de l’art ‘libanais’. En 2021, je voulus le contacter pour demander son autorisation de publier quelques unes de ses œuvres dans le livre sur lequel je travaillais. Je trouvai son email à travers Google.
Et je lui écrivis.
À ma grande satisfaction, il me répondit.
Il ne se rappela pas de moi évidemment parce que, j’étais un élève moyen, pas vraiment doué et je communiquais rarement avec lui durant les cours.
J’avais évidemment acquis plusieurs toiles de lui, car tout ce qui me touchait existait dans ses toiles; le charme du Liban, les cicatrices, la lumière, les pierres, les fleurs, et le délabrement ... Son authentique patrimoine. En contraste total avec les choses affreusement polies et manucurées.
Certains critiquaient Martin Giesen parce que son approche à la peinture était une approche ‘photographique’.
Mais pour moi il n’en est rien, car le fruit de ses peintures est imprégné d’un impressionnisme très fort. Il relaie intensément l'impression des lieux, des édifices et des objets qu’il peint.
Et à partir de cette soudaine correspondance, nos échanges se transformèrent en une belle amitié.
J’allai le visiter lui et son adorable femme Leslie, à Chypre dans un petit village où ils vivent retirés.
Ils me visitèrent ensuite à Beyrouth et à Bkerzay, et devinrent même les témoins de mon deuxième mariage à Chypre !
Et pour sceller notre amitié, il m’offrit une toile intitulée ‘Bkerzay’ dans laquelle il immortalisa un vieil olivier de ce petit paradis.
Les chemins de la vie sont bizarres et tordus, et même si c'est le hasard qui ouvre toujours la danse, il est parfois bon de le provoquer ...