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La deuxième chance

MAG

06/09/2025|Ramzi Salman

Durant notre enfance, je me rappelle que tous les mardis après-midi, une certaine madame Rose, professeure de piano, venait chez nous à la maison, donner des leçons de piano à mes deux sœurs aînées.

Sabella était son nom de famille ; elle était ronde et dodue comme devait l’être une prof de piano. Elle mettait des lunettes durant son cours pour paraître plus austère. Ses pieds touchaient à peine le sol. Elle tenait un crayon mine qu’elle utilisait pour affermir son autorité.

Le piano noir et ses touches en ivoire avaient une odeur mystérieuse que j'aimais, et se trouvait au ‘deuxième salon’, celui des invités, celui que nous utilisions rarement.

Le piano portait un grand buste en bronze vert de Beethoven, apparemment un must à avoir sur tous les pianos.

Ma mère avait décidé qu’apprendre le piano était uniquement une chose de filles.

Elle-même avait été la seule parmi ses deux frères à apprendre le piano durant ses jeunes années.

Mon frère et moi étions si heureux qu’elle nous avait épargnés cette désagréable corvée. En tous cas, qui étions-nous pour en décider autrement ? Notre vie était toute tracée.

Nous courions à nos jeux de garçons, trop contents de garder notre liberté.

À l’arrivée de madame Rose, mes sœurs avaient l’habitude de cacher la clé du piano pour réduire le temps consacré à la leçon.

Les morceaux de musique qu’elles apprenaient étaient glauques.

Je me rappelle vaguement des noms Czerny et Bartók sur les cahiers d’exercices.

Ces compositeurs semblaient n’avoir rien inventé que des exercices pour les doigts au lieu de mélodies agréables. Et mes sœurs étaient obligées de répéter ces exercices de gammes à n'en plus finir au début de chaque leçon.

Madame Rose leur cognait les doigts lorsqu’elles les aplatissaient et passait son redoutable crayon mine en dessous de leurs phalanges pour leur arrondir les doigts sur les touches du piano.

Ainsi, dans ma mémoire, les mardis après-midi dans notre maison étaient des moments tristes. Il fallait surtout ne pas faire de bruit en attendant la fin du cours.

Ces ternes leçons de piano prirent fin après quelques années lorsque ma première sœur atteignit ‘la Marche Turque’ et la seconde ‘Fur Elise’. Elles devinrent apparemment plus attirées par Sheila et Ringo, Mademoiselle Age Tendre et les histoires de garçons.

Quelques années plus tard encore, je découvris un autre son de piano, une autre expérience, une autre perception, celle-ci bien plus envoûtante, lorsque j’écoutai pour la première fois un disque d’Elton John. Cet album sortit en 1970, j’avais donc 12 ans lorsque je découvris ‘Your Song’, ‘Border Song’ et ‘ Sixty Years On’, des délices de la musique que je porte en moi encore jusqu‘à maintenant.

Ce jour-là j’en voulus à ma mère...

De m’avoir exclu des leçons de Madame Rose.

J’en voulus aussi à ma chère grand-mère Adèle d’avoir exclu mes oncles de cette même corvée qui en fin de compte était une véritable mine d'or.

Je m’assis au piano et je pianotai sans savoir reproduire les perles d’Elton. On m’envoya prendre des leçons de guitare à un certain ‘Institut Sami Saliby’, situé non loin de la maison, au coin de la Rue Bliss et de la rue Sadate.

Mais la guitare n’assouvit pas ma soif.

Bien des années plus tard lorsque je me mariai et devins maître de mon destin, j’achetai carrément un piano et commençai à prendre des leçons avec une professeure bien plus sympathique que madame Rose, Sylva Balassanian, qu’elle s’appelait, devenue aujourd’hui ma ‘Facebook friend’.

Mais c’était trop tard, j’avais raté le coche.

Il y a des fois où on ne sait pas ce qu’on rate dans la vie.

On pense que c’est la chance, mais on réalise plus tard qu’on était passé devant une montagne sans l'apercevoir.

Souvent on me pose cette question idiote que tout le monde pose; 'si tu pouvais retourner en arrière et changer quelque chose dans ta vie, qu’aurais-tu fait différemment ?'

Une seule réponse; j’aurais appris le piano.

Mais le compteur de la vie est si avare de jours, et les occasions ratées ne se répètent pas.

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