Jusqu’au 3 juillet, la Galerie Tanit accueille « Imaginary Homeland », une exposition de l’artiste Kevork Mourad. Peintre et vidéaste, il y dépeint la Syrie, pays de son enfance ou, du moins, l’image qu’il en conserve. Car, la Syrie, Mourad l’a quittée depuis longtemps. Demeure-t-elle sa maison ? Ou bien est-elle devenue un lieu de mémoire ?
Retour sur l’ouverture de l’exposition
Le 29 mai, à la Galerie Tanit, l’exposition « Imaginary Homeland » de Kevork Mourad s’ouvre sur un moment de grâce : un extrait de « Home Within », performance musicale créée en 2012 par l’artiste et le clarinettiste Kinan Azmeh. Ensemble, le duo d’artistes – tous deux d’origine syrienne – rend hommage aux 500 000 personnes tuées durant la guerre civile. « And still counting… », rappellent-ils.
Les dessins à l’encre blanche de Mourad, projetés sur les murs de la galerie Tanit, s’animent au rythme de la clarinette. Improvisés en direct ou préenregistrés, ces croquis racontent l’histoire du peuple syrien depuis le printemps arabe – ses drames mais aussi ses moments de fête, de danse et de légèreté.
Une question traverse l’ensemble de la performance, comme de l’exposition : que reste-t-il de notre patrie lorsqu’on l’a quittée ? Demeure-t-elle inchangée, immuable, attendant notre retour ? Ou migre-t-elle avec nous, pour ne devenir qu’un souvenir ? À travers ses œuvres, Kevork Mourad y répond partiellement, reconstituant un pays perdu, imaginé depuis l’exil qui devient, pour celui qui fuit, une sorte de mirage.
« Imaginary Homeland » : quand la ville devient mémoire
Kevork Mourad n’était pas retourné en Syrie depuis près de quinze ans lorsqu’il conçoit « Imaginary Homeland ». Devenu orphelin, l’artiste n’y a plus de « maison » au sens physique du terme.
Alors, pour préserver le lien à sa terre natale, Mourad peint. Il peint la ville, sa ville – Alep – dont l’image s’efface peu à peu, sous les effets conjoints du temps, des destructions et de l’exil.
Il réalise d’abord un film d’animation, « Four Acts for Syria », sorti en 2019, dans lequel il met en images les récits de ses parents et grands-parents, qui lui racontaient une époque où, en Syrie, juifs, musulmans et chrétiens vivaient en paix.
Puis, Mourad s’adonne aux formats en trois dimensions et réalise « Imaginary Homeland », dans laquelle il livre une réflexion quasi architecturale sur ses origines. Ses tableaux, faits de superposition de toiles découpées, perforées, deviennent semblables à des maquettes, tandis que la finesse du dessin, dans un style calligraphique, rappelle celui des croquis. Ensemble, ces traits forment une forteresse fragile, non pas menacée par l’extérieur, mais minée de l’intérieur, dans laquelle les immeubles se courbent et les structures s’affaissent.
Une plongée dans l’histoire des origines
En s’interrogeant sur la question des origines, Kevork Mourad effectue un retour aux mythes. Plusieurs de ses toiles évoquent Siméon le Stylite, saint chrétien du nord de la Syrie. Juché au sommet d’une colonne, au cœur d’Alep, dans l’espoir de se rapprocher de Dieu, Saint-Siméon devient une forme de double pour l’artiste : il regarde la ville de loin, vivant en son cœur sans s’y mélanger.
Remontant jusqu’à la civilisation mésopotamienne, berceau de l’humanité, l’artiste, syrien d’origine arménienne, explore l’histoire de la région, de ce ban de terre pris entre les mers caspienne et méditerranée. Avec l’installation « Tree of Life », il représente un arbre de vie monumental, aux branches desquelles sont suspendues les marqueurs de la culture humaine – écritures cunéiformes, bas-reliefs, calligraphie.
Un récit de la migration et du déracinement.
Son art, Mourad le conçoit comme un témoignage, une manière de représenter ce qui a disparu, de redonner un visage aux oubliés qui ont fui la guerre.
À travers son impressionnante installation « Sailing to Nowhere », achevée en 2024, Mourad crée de toutes pièces un bateau flottant, peint de rouge et de noir, suspendu au plafond. À ses voiles sont accrochés une vingtaine de portraits, au format passeport. Autant de voyageurs contraints, risquant leur vie dans la traversée.
Plus loin, avec son tableau « Suspended Between Borders », l’artiste réinvente la figure de la sirène, attachée à la proue des navires. Mais, ici, il s’agit d’une sirène échouée, sortie de l’eau, portant sur elle la marque de ses souvenirs et les stigmates du passé.
Parcours d’un artiste en exil
Formé à l’Institut d’art de Yerevan, Mourad conçoit une œuvre nourrie par le regret de l’exil tout en naviguant avec aisance entre les continents. Au cours de sa carrière, il a présenté ses performances aux quatre coins du monde, dans des lieux majeurs de la scène artistique internationale : à l’Opéra national de Corée (2020), au Metropolitan Museum of Art de New York (2006, 2012, 2018), à l’Elbphilharmonie de Hambourg (2015), ou encore au MuCEM de Marseille (2013, 2015). Ses œuvres figurent également dans les collections permanentes de l’Institut du monde arabe à Paris et du musée Aga Khan de Toronto.
Alors que, comme 1,4 million de Syriens, Mourad vit en dehors des frontières qui l’ont vu naître, il façonne une œuvre marquée par le besoin de préserver la mémoire, individuelle, familiale, collective. De donner vie à une maison disparue, que l’artiste continue, inlassablement, de reconstruire.
Pour en savoir plus, cliquez ici